Haïti

« Ils sont partis »

exode de la jeunesse haïtienne

Devant l’Assemblée générale de l’ONU à New York, cet automne, le président haïtien Jovenel Moïse qualifiait d’« inadmissible » le fait que tant de jeunes fuient son pays « en quête d’opportunités ». Cet exode, tout comme celui des cerveaux, est inquiétant pour le pays, souligne-t-il. C’est aussi l’avis du chanteur K-Dilak, dont la pièce Yo ale (Ils sont partis), exhorte ses compatriotes à rester au pays. La Presse l’a rencontré chez lui dans la région de Port-au-Prince.

Port-au-Prince — « Quand tout le monde sera parti, il ne restera plus rien », raconte K-Dilak dans sa maison semi-meublée qu’il partage avec un ami. « Que va-t-on laisser pour les enfants du pays ? Qui va développer Haïti si tout le monde s’en va ? »

En 2016, Pa gad alem, le premier grand succès de K-Dilak, est devenu l’hymne des petits travailleurs d’un bout à l’autre d’Haïti et dans plusieurs pays des Caraïbes. 

De son vrai nom Joubite Dessalines, le chanteur reggae de 24 ans a quitté précipitamment l’année dernière sa famille, et sa ville natale de Miragoâne, pour se rapprocher de l’industrie musicale de Port-au-Prince. 

Dès l’intro du clip de Yo ale, un vieux grand-père grincheux apparaît à l’écran. Tonton Bicha est l’humoriste le plus célèbre d’Haïti. Au milieu d’un champ de maïs, il ordonne à son fils, joué par K-Dilak, guitare et balluchon sur le dos, de rester au pays.

« Je ne juge pas les gens qui partent, précise le chanteur en entrevue avec La Presse, je ne veux pas leur dire quoi faire. Personne n’aime vivre dans la misère. »

Destination : Chili

Avec un taux de chômage catastrophique depuis des années – à peine un tiers de la population possède un travail formel –, de nombreux Haïtiens tentent leur chance à l’étranger. La République dominicaine, qui partage avec Haïti la même île des Caraïbes, compte plus de 300 000 immigrés haïtiens, selon un dernier rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT).

K-Dilak admet qu’il a lui-même déjà envisagé, après ses études, de partir pour l’étranger.

« Si un jeune finit l’école, qu’il voit qu’il a passé tout ce temps à étudier, mais qu’il n’a rien à faire, il se sent obligé de partir. Les gens ne veulent pas gaspiller leur temps à ne rien faire. »

— K-Dilak, artiste reggae

Chaque jour depuis des mois, devant l’aéroport de Port-au-Prince, plus de 300 Haïtiens attendent l’un des deux vols directs quotidiens vers le Chili, nouvelle destination prisée par les migrants haïtiens. La législation chilienne prévoit un visa de trois mois pour tous les étrangers de passage. Elle permet aussi l’obtention d’un visa de travail assez simplement lorsqu’on déniche un employeur.

On dénombre 44 000 Haïtiens qui s’y sont rendus en 2016, selon les services d’immigration chiliens, et plus de 23 000 pour les six premiers mois de 2017.

À ce rythme, la communauté haïtienne au Chili pourrait dépasser celle du Canada dans les prochains mois.

Le Chili vient aussi de devancer le Canada pour la première fois ce printemps en quantité de transferts de fonds internationaux vers Haïti, selon une enquête d’un quotidien chilien. Avec 7,5 millions de dollars américains transférés en mai dernier, le Chili arrive désormais deuxième, derrière les États-Unis (126 millions).

Depuis quelques années, « il est parti au Chili » est aussi devenu une blague en vogue en Haïti quand quelqu’un ou quelque chose est introuvable, plaisanterie reprise par de nombreuses chansons carnavalesques.

« Les avions reviennent à moitié vides », concède à La Presse un employé de l’aéroport à Port-au-Prince.

Entre le désir et la honte

Dans Yo ale, K-Dilak sollicite une plus grande concertation dans le pays et l’arrêt des petites guerres de clocher.

« C’est notre fierté qu’il faut défendre, explique le premier couplet. Si on veut sauver notre avenir, il est temps qu’on travaille ensemble. »

En entrevue, il réclame l’application aux enjeux nationaux du système d’entraide et de collaboration déjà présent à plus petite échelle dans la société haïtienne.

« Ici, si tu as dix choses à manger, explique le chanteur, tu en donnes cinq à quelqu’un qui en a plus besoin que toi. »

Les médecins et les professionnels quittent aussi le pays, répète le refrain de Yo ale, mais ils sont rares ceux qui le font de gaieté de cœur, rappelle K-Dilak. Très souvent, les gens quittent le pays en catimini, sans l’annoncer à la plupart de leurs proches.

« Ceux qui partent se sentent obligés de partir. C’est chez les dirigeants que le problème se pose. »

— K-Dilak

La confiance de la population haïtienne envers sa classe politique est à son plus bas, comme en témoigne le taux de participation avoisinant les 20 % aux dernières élections présidentielles.

K-Dilak reproche aux gouvernants de vouloir s’enrichir, au détriment de la population. Il en veut aussi à la justice haïtienne de ne jamais s’en prendre aux corrompus.

Malgré ces problèmes, le jeune chanteur croit qu’Haïti a tout ce qu’il faut pour réussir.

« On ne fait que tendre les bras et chercher ailleurs, mais on ne pense pas à ce qu’on peut nous-mêmes créer. Il faut qu’on s’écoute et qu’on travaille ensemble pour avancer. »

Haïti dans la course électorale au Chili

L’installation de quelque 80 000 ressortissants haïtiens au Chili a incité, au début du mois, le sénateur haïtien Wilfrid Gelin à aller voir sur place comment ses compatriotes étaient accueillis. Ce qu’il a constaté l’a poussé à décourager les Haïtiens de se rendre au Chili en montrant du doigt les conditions de vie difficiles et les longs délais pour obtenir un visa. Sa visite a incité certains députés chiliens en campagne électorale à prendre position sur le système d’accueil des migrants au Chili. L’élection présidentielle aura lieu aujourd’hui.

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