Des gains symboliques

Les forces ukrainiennes ont repris de petites localités, près de la capitale et de Kharkiv, mais ces modestes gains ne signifient pas que la guerre est gagnée pour autant. À Ottawa, l’accueil des réfugiés s’attire les critiques de l’opposition. Et après plus d’un mois de conflit, la Russie est plus isolée que jamais sur la scène internationale.

Irpin libéré, Marioupol supplicié

Les pourparlers entre la Russie et l’Ukraine reprendront ce mardi à Istanbul, en Turquie, sur fond de percées ukrainiennes et de désastre humanitaire dans la ville assiégée de Marioupol.

À Irpin, ville en banlieue de Kyiv, dans le nord de l’Ukraine, les images poignantes de milliers d’habitants prenant la fuite en traversant la rivière sur une planche de bois en partie submergée avaient ému la planète, début mars. Lundi, les autorités ukrainiennes ont annoncé avoir « libéré » la ville, selon l’Agence France-Presse. Près de 600 kilomètres à l’est, le village de Mala Rogan, près de Kharviv, est aussi revenu sous contrôle ukrainien. « Ce sont des petites localités, donc pas de gros gains du côté de l’armée ukrainienne, mais c’est quand même symbolique, affirme Pierre Jolicœur, professeur au Collège militaire royal du Canada. Ça semble montrer, peut-être, un revirement de situation. »

Une observation partagée par Dominique Arel, professeur à l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire en études ukrainiennes. « Ça confirme que sur le terrain, il y a un certain enlisement, ou un recul, de l’armée russe. »

Pourparlers et empoisonnement possible

Dans ces circonstances, les pourparlers entre l’Ukraine et la Russie reprendront ce mardi à Istanbul.

Les négociateurs devront aussi faire face à une autre perturbation : lundi, le Wall Street Journal a révélé que l’oligarque russe Roman Abramovitch, qui tente de jouer les médiateurs entre Moscou et Kyiv, ainsi que deux négociateurs ukrainiens ont souffert de symptômes qui font penser à un possible « empoisonnement ».

Un « message d’avertissement », plus qu’une « tentative de meurtre », selon Pierre Jolicœur. « Il reste encore beaucoup d’ambiguïté avec cette tentative d’empoisonnement alléguée. On n’a pas de preuve et on ne sait pas d’où elle vient », relève ce spécialiste des pays de l’ex-URSS et de la politique étrangère de la Russie. « C’est sûr que la Russie a souvent eu recours à des empoisonnements ou à des armes prohibées », rappelle-t-il au passage.

L’un des points importants des négociations portera sur les « garanties de sécurité » et sur la « neutralité » de l’Ukraine, un point « étudié en profondeur », selon le président ukrainien, Volodymyr Zelensky.

Le porte-parole du Kremlin a tempéré les attentes lundi en affirmant que les négociations n’avaient jusqu’ici pas produit d’« avancées significatives ». Les précédents pourparlers en présentiel ont eu lieu le 10 mars, aussi en Turquie, avant de se poursuivre par visioconférence.

« Ce qui est clair, c’est que l’Ukraine veut non seulement mettre fin à la guerre, mais ne veut pas qu’il y en ait une autre. »

— Dominique Arel, professeur à l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire en études ukrainiennes

Pour ce faire, la question des « garanties de sécurité » sera cruciale, selon le professeur, si l’Ukraine s’engage à ne pas faire partie de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

« Pour Poutine, il ne peut pas y avoir d’accord si l’OTAN ne se retire pas de l’Ukraine. Mais si l’OTAN se retire de l’Ukraine, elle devient extrêmement vulnérable face à la Russie, observe-t-il. C’est là où ça va se jouer. »

Le président des États-Unis, Joe Biden, a soutenu lundi qu’il ne retirait pas ses propos controversés suggérant qu’il souhaite que le président de la Russie, Vladimir Poutine, quitte le pouvoir. Sa déclaration exprimait son « indignation » personnelle, et pas une « politique » en faveur d’un changement de régime, a-t-il affirmé.

Se concentrer sur l’Est ?

« On pense que sur le terrain, les Russes regroupent leurs forces et concentrent leur attention [sur l’Est] », confirme M. Jolicœur, dans la foulée de l’annonce de Moscou, vendredi, de vouloir concentrer ses efforts militaires sur les régions séparatistes prorusses.

Il est toutefois impossible de se fier à l’annonce du Kremlin, nuance M. Arel. « Il y a eu cette déclaration-là, mais sur le terrain, les spécialistes militaires nous disent qu’ils ne voient pas de changements dans le comportement des troupes russes, souligne-t-il. Donc gros bémol sur ce qui a été annoncé vendredi. »

Si les troupes russes décident de se focaliser sur cette région, cela implique de renforcer le déploiement sur Marioupol, assiégé depuis des semaines.

« C’est le dernier verrou qu’il reste à faire sauter pour que la Russie contrôle toute la côte ukrainienne dans la mer d’Azov », rappelle Pierre Jolicœur.

Environ 160 000 habitants sont toujours piégés dans la ville, sans eau potable, nourriture ou électricité, et sous des bombardements incessants. Environ 5000 personnes y auraient déjà perdu la vie, a annoncé lundi une conseillère de la présidence ukrainienne, soit plus du double que ce que la municipalité avait déclaré dimanche. Or, les enterrements ayant été suspendus à cause des bombardements depuis 10 jours, les pertes pourraient même s’élever à 10 000 morts.

« Les bombardements [sur Marioupol], c’est quantifiable : il y en a toutes les 10 minutes, 24 heures sur 24, depuis un mois, relève M. Arel. C’est tellement extrême qu’un chiffre comme ça [10 000 morts] me semble possible. »

Pour ajouter à l’horreur, des médias russes ont affirmé lundi que le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, un proche de Vladimir Poutine « qui a du sang sur les mains », selon Dominique Arel, s’est rendu à Marioupol pour galvaniser ses troupes. Une information que le spécialiste remet en question. « C’est la deuxième fois qu’on l’annonce. La première fois, il a été prouvé que le bataillon était ailleurs », note-t-il.

— Avec l’Agence France-Presse

Près de 3,9 millions de réfugiés

Un peu plus de 40 000 réfugiés ont fui l’Ukraine ces dernières 24 heures, portant le total de personnes qui essayent d’échapper aux combats déclenchés par l’armée russe, le 24 février, à près de 3,9 millions, selon le décompte de l’ONU publié lundi. La Pologne accueille à elle seule plus de la moitié de tous ces réfugiés. Depuis le 22 mars, le flux de réfugiés s’est nettement ralenti même si on se rapproche du nombre de quatre millions qu’avait projeté le Haut Commissariat aux réfugiés au début du conflit. Au total, plus de dix millions de personnes, soit plus d’un quart de la population, ont dû quitter leur foyer pour trouver refuge dans les pays limitrophes ou ailleurs en Ukraine. L’ONU estime à presque 6,5 millions le nombre de déplacés à l’intérieur du pays. Quelque 90 % de ceux qui ont fui l’Ukraine sont des femmes et des enfants.

— Agence France-Presse

Accueil de réfugiés ukrainiens au Canada

le Bloc dénonce un « chaos administratif »

Ottawa — En moins de deux semaines, le gouvernement canadien a reçu plus de 60 000 demandes d’autorisation de voyage d’urgence en provenance d’Ukrainiens et de membres de leur famille. Mais ce programme plonge les demandeurs dans un « chaos administratif sans fin », et il doit être abandonné au profit de la création d’une passerelle aérienne, estime le Bloc québécois.

Depuis qu’il a lancé le programme d’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine, le 17 mars dernier, le gouvernement fédéral reçoit en moyenne plus de 5000 demandes chaque jour. Au bureau du ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Sean Fraser, on indique avoir remarqué une tendance à la hausse ces derniers jours, sans pour autant se l’expliquer.

Le Canada est prêt à accueillir temporairement un nombre « illimité » de réfugiés qui fuient leur pays depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, le 24 février dernier. Le programme fédéral de traitement accéléré offre aux Ukrainiens et aux membres de leur famille « un statut temporaire prolongé et leur permet de travailler, d’étudier et de demeurer au Canada jusqu’à ce qu’ils puissent retourner dans leur pays en toute sécurité ».

Mais il est plombé par une machine bureaucratique qui « plonge les Ukrainiens dans un chaos administratif sans fin qui les empêche de se réfugier au Québec et au Canada », a vivement dénoncé le porte-parole bloquiste en matière d’immigration, de réfugiés et de citoyenneté, Alexis Brunelle-Duceppe, réclamant la mise au rancart du programme.

« Comment est-ce possible qu’après 33 jours de guerre, il n’y ait qu’un seul centre – en Pologne – où les réfugiés peuvent faire faire leurs données biométriques ? C’est rendu que des réfugiés doivent fuir jusqu’en Slovaquie ou au Portugal pour obtenir des services du Canada. […] Ils sont forcés de fuir encore, toujours plus loin, pour contourner l’incompétence du fédéral. »

— Alexis Brunelle-Duceppe, porte-parole bloquiste en matière d’immigration, de réfugiés et de citoyenneté

« L’autorisation de voyage d’urgence, c’est un échec. Est-ce que le gouvernement va y mettre fin et créer une passerelle aérienne ? », a-t-il déclaré lors de la période des questions en Chambre.

La secrétaire parlementaire du ministre Fraser, Marie-France Lalonde, n’a pas répondu à sa question. Elle a cependant plaidé que des lettres d’instruction biométriques étaient envoyées aux demandeurs clients « toutes les quatre heures », que le gouvernement « augmente le nombre d’employés d’unités biométriques dans les régions » et qu’Ottawa collabore avec une série de partenaires, « y compris les partenaires aériens ».

Selon les chiffres fournis par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), 11 827 ressortissants ukrainiens, dont des résidents permanents canadiens, sont arrivés sur le sol canadien entre le 1er janvier et le 27 mars. De ce nombre, 6314 citoyens ukrainiens (incluant les résidents permanents canadiens) sont arrivés entre le 21 février et le 27 mars.

Air Canada et Air Transat intéressées

Au moins deux compagnies aériennes pourraient noliser des appareils afin de participer à l’effort.

Chez Air Canada, on signale être en pourparlers avec Ottawa à ce sujet. « Les discussions se poursuivent toujours avec le gouvernement, mais nous n’avons rien de nouveau à communiquer à ce stade-ci », a écrit la porte-parole du transporteur, Pascale Déry.

Du côté d’Air Transat, on a tendu la main au gouvernement. « Comme nous l’avons fait dans le passé [pour la Syrie, notamment], nous avons offert notre savoir-faire et notre soutien au gouvernement s’ils souhaitent organiser une opération de ce type », a écrit le porte-parole de la société, Christophe Hennebelle.

Vers un nouveau rideau de fer ?

Le Kremlin veut restreindre l’arrivée de citoyens des « États hostiles » sur son territoire

Le Kremlin travaille à mettre en place des barrières visant à restreindre l’entrée des citoyens des « États hostiles », laissant planer la menace d’un nouveau rideau de fer dans l’est de l’Europe.

« Un décret présidentiel introduira un certain nombre de restrictions à l’entrée sur le territoire de la Russie », a déclaré Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, dans un discours diffusé par la chaîne de télévision publique Rossiya-24 lundi.

Pour Michel Fortmann, professeur honoraire au département de science politique de l’Université de Montréal et chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERIUM), le fossé entre la Russie et le monde occidental risque de se creuser davantage, un phénomène dont on ne mesure pas encore l’ampleur ni les conséquences à long terme.

« Le monde occidental considère maintenant la Russie comme un État paria », dit-il.

« C’est pire que pendant la guerre froide, car même à ce moment, il y avait un dialogue dans plusieurs domaines, il y avait des négociations stratégiques, on signait des traités… Maintenant, on ne parle plus, on s’insulte.  »

— Michel Fortmann, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal

Tant sur le plan politique que médiatique, la Russie et l’Occident vivent dans deux bulles imperméables, illustre-t-il. « Ce sont deux visions des choses qui sont complètement incompatibles. C’est une guerre froide “plus” qui s’annonce. Rien n’indique un adoucissement de la position russe en ce moment. »

Une réalité qui s’ajoute à des tensions géopolitiques entre la Chine et l’Occident, et qui pourrait être difficile à gérer pour les États-Unis, écrivait lundi dans Foreign Policy Mathew Burrows, directeur de l’initiative stratégique Scowcroft au groupe d’experts Atlantic Council.

« Une nouvelle guerre froide sur deux fronts entraînerait des dépenses militaires beaucoup plus élevées, une grande incertitude pesant sur l’économie mondiale et un détournement de l’objectif fondamental de l’administration Biden, à savoir la reconstruction des États-Unis », a-t-il écrit.

Une Russie « refermée sur elle-même »

Les déclarations de Moscou font aussi réagir dans les pays limitrophes. Lundi, un haut responsable du gouvernement du Kazakhstan a fait part de son inquiétude quant aux dernières orientations du Kremlin.

Le journal allemand Die Welt a cité Roman Vassilenko, vice-ministre des Affaires étrangères du Kazakhstan, qui a déclaré que son pays ne souhaitait pas se trouver du mauvais côté d’un nouveau « rideau de fer », expression qui désignait la démarcation entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest pendant la guerre froide, symbolisée notamment par le mur de Berlin, qui a divisé la capitale allemande pendant près de 35 ans.

Luca Sollaï, chargé de cours au département d’histoire de l’Université de Montréal, croit qu’un retour à une certaine forme de séparation entre la Russie et les pays limitrophes est inévitable.

« Ce ne sera peut-être pas une ligne précise comme à l’époque de la guerre froide, mais il va y avoir des États qui vont devoir être neutres, ou qui vont devoir adopter la politique du Kremlin. On va voir la Russie qui va se refermer sur elle-même.  »

— Luca Sollaï, chargé de cours au département d’histoire de l’Université de Montréal

Effet direct de l’invasion, l’OTAN a déjà annoncé son intention de renforcer sa présence militaire en envoyant des navires, des avions et des troupes supplémentaires dans l’est et le sud-est de l’Europe. « La présence militaire va être augmentée, c’est clair. Nous venons d’entrer dans une nouvelle ère. »

Le dernier journal indépendant russe suspend ses activités

Novaïa Gazeta, vu comme le dernier média indépendant de Russie, et dont le rédacteur en chef a remporté l’année dernière le prix Nobel de la paix, a annoncé lundi qu’il suspendait sa publication jusqu’à la fin de l’action militaire de Moscou en Ukraine. « C’est une décision terrible et difficile », a déclaré le rédacteur en chef Dmitry Muratov, selon l’Agence France-Presse. Le journal a dit avoir fait ce choix après avoir reçu deux avertissements de la part de l’organisation gouvernementale qui régule l’industrie des médias en Russie, et qui a le pouvoir de retirer le permis d’exploitation d’un journal ou d’une station de télévision. Novaïa Gazeta avait récemment publié des reportages non censurés sur la guerre en Ukraine et décrié « l’avalanche de propagande » dans les médias d’État russes. Depuis 2000, six des journalistes et collaborateurs de Novaïa Gazeta ont été tués en Russie dans le cadre de leur travail, dont la journaliste d’investigation Anna Politkovskaya, critique de Vladimir Poutine. « Les derniers médias indépendants établis en Russie se sont tus », a déclaré sur Twitter lundi Steve Rosenberg, rédacteur en chef pour la Russie à BBC News.

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