Guerre en Ukraine

Quand les mots reprennent leur sens

Les images tournent en boucle tant sur mon téléviseur que dans ma tête. Des images et des sons extrêmes : de violence, de douleur et des images de ceux qu’on laisse sur les quais, de ceux à qui l’on dit que leur vie vaut moins que d’autres vies alors qu’ils font tous face à la mort.

Les quais des gares me rappellent ceux de la Deuxième Guerre mondiale. C’est à la suite de cette guerre qu’est née l’Organisation des Nations unies. Aujourd’hui, la Russie siège au Conseil de sécurité et oui, la Russie y a même un droit de veto. De quoi rester dubitatif.

On a beaucoup appris ces derniers jours sur les relations de Poutine avec l’Occident. Sur les compromis de l’Occident face à ce dictateur, les emprisonnements, les empoisonnements, les perversions de la mondialisation, les investissements mondiaux de ses amis, les oligarques russes. Aujourd’hui, tout le monde crie au loup.

J’ai l’étrange impression de vivre la guerre en direct, de voir les droits de la personne s’évaporer sous mes yeux, comme la neige au soleil. De voir la mort en direct. Le massacre de Boutcha rappelle le massacre de Guernica, le massacre de Srebrenica dans toutes leurs horreurs.

Srebrenica. Je pense au journaliste de guerre Paul M. Marchand. À son récit coup de poing : Sympathie pour le Diable. Je me demande ce qu’il aurait écrit aujourd’hui, lui qui a vécu et a porté sur son corps et dans son âme les horreurs de la guerre. Il nous l’a dit : il a parlé du diable. Mais avons-nous entendu son avertissement qu’il a payé au prix de sa jeunesse et de son innocence ? Paul écrivait : « Depuis 10 ans, j’ai trop vu, trop senti, trop admis et pas assez haï. Depuis, je glisse vers l’obscurité et la réclusion. Entre l’obéissance à la vie et la démence des souvenirs, je suis vieux de plusieurs morts. »

Paul, qui a trop vu l’horreur, s’est donné la mort en 2009. Il ne sera pas celui qui nous dira cette fois-ci. Cette fois-ci la mort est en direct, on devra la gérer seul. Une question : que fera-t-on alors que nous sommes tous témoins ?

Évidemment, il y a des guerres qui se déroulent dans le silence, voire dans l’indifférence de l’Occident et des crises humanitaires qui sont restées dans la marge. Mais la guerre qui nourrit mon téléviseur depuis des jours sans fin semble avoir une autre signification. Cette guerre est une guerre européenne. Elle porte un autre sens et ses victimes en sont plus humanisées.

Pourtant, depuis deux ans, on me parle de guerre, on a imposé le vocabulaire guerrier dans mon quotidien : la guerre contre le virus, la guerre contre la COVID-19, la guerre contre Omicron… J’ai toujours été mal à l’aise avec cette métaphore. Pourquoi me parler de guerre alors que nous faisons face à un virus ?

Je me rappelle des titres de journaux. Le 23 décembre 2021, dans Le Journal de Montréal, Christian Dubé : « On est en guerre contre Omicron et il n’a aucun état d’âme ». La Presse, le 26 mars 2020 : François Legault a lancé un appel à l’unité mercredi, la pandémie de COVID-19 « risque d’être la plus grande bataille de notre vie ».

Sans compter les manifestations monstres à Ottawa du « convoi de la liberté », mouvement de protestation contre les restrictions liées à la pandémie de COVID-19. Ce convoi avait pour objectif de faire capituler le gouvernement Trudeau sur sa stratégie sanitaire. Le vocabulaire employé fait encore plus sourciller aujourd’hui : la tyrannie sanitaire.

J’avais un profond malaise devant l’utilisation de ses métaphores qui utilisent les droits fondamentaux à des fins plus que douteuses. Ce qui devait être évident l’est d’autant plus aujourd’hui à la lumière des champs de bataille de l’Ukraine.

Nous y voilà aujourd’hui : nous sommes confrontés aux sens propres des mots, fini les emprunts injustifiables et les métaphores inappropriées. Il ne nous reste que nos yeux pour pleurer.

Comme le disait Paul après que son bras fut déchiqueté par une bombe : « Au bord de la rupture dévoré par la fièvre, j’ai su que cette douleur infernale était un châtiment. Je payais pour tous mes silences d’échouage, tous ces instants où le cynisme m’avait corrompu, la fierté malvenue, lâche, où les yeux témoins, la dérision l’avaient emporté sur la révolte, où je m’étais adjugé la totalité du bal de la guerre, le faisant, j’étais mon propre bourreau. Tous ces scandales de ma conscience où je n’avais pas agi en homme ».

Le sens des mots nous frappe en plein visage. La guerre, c’est non seulement l’Ukraine, mais aussi la Syrie – guerre entérinée par la Russie – et l’Éthiopie.

Ce que nous demande la guerre de la Russie contre l’Ukraine, c’est d’être solidaire, et cette solidarité, nous la devons à tous ceux qui vivent la guerre et les crises humanitaires, les Syriens, les Éthiopiens et les autres qui n’ont pas attiré assez l’attention des grandes puissances.

Notre humanité l’exige !

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