Le temps qu’on n’a plus

J’aurais pu intituler ce texte « Le sacro-saint équilibre entre une économie capitaliste et la protection de l’environnement ». On dirait un titre de thèse de doctorat simplifié. Ne manque plus qu’« au XXIsiècle dans le nord-est des Amériques » pour être complet. Et puis, ce n’est pas tant de ça que je veux parler. Mais un peu quand même.

En fait, ça fait un moment que j’ai envie d’écrire sur le bois : la forêt, la nature, les lacs et les rivières, les animaux, les plantes. Ça. Les êtres vivants. Je repousse constamment cette idée comme si je n’étais pas « assez » pour en parler. Des relents du syndrome de l’imposteur. Assez quoi au juste ? Que faut-il être pour parler et se préoccuper de ce qui nous entoure tous ? Sans doute cela vient-il du fait que je m’étais coupée de tout ça il y a quelques années déjà, trop prise comme joueuse de centre dans le trio métro-boulot-dodo. Comme vous peut-être. Et ce n’est pas mon petit week-end dans un chalet loué à St-Machin-du-Lointain qui était suffisant pour que je puisse voir, sentir, réfléchir à tout ça.

Cette dernière année, j’ai eu la chance de reconnecter avec la nature. Voir l’hiver arriver sur un lac qui gèle lentement, le printemps qui s’installe. Les oiseaux matinaux qui chantent à nouveau et pas qu’un peu. Le silence aussi, un silence à s’en faire mal aux oreilles. Quel bonheur ! Quel maudit gros bonheur !

J’ai également mis les pieds dans une forêt de bouleaux jaunes dont certains ont 400 ou 500 ans. Un magnifique lieu, préservé de tout, dans la réserve de biodiversité de la Seigneurie du Triton. Un écosystème rare comme un caribou qui traverse la rivière George en 2022.

Ce que je retiens de cette expérience, c’est l’humilité. C’est drôle, l’humilité. Ça n’arrive pas d’un coup. Ça s’installe comme les saisons, tranquillement, et ça nous remet à notre place tout en douceur, avec tact.

Là, au milieu de rien, de rien qui n’ait été fait par l’homme, à des kilomètres de la route la plus proche, sans communications, je ne pouvais compter que sur la nature, lui faire confiance en quelque sorte. Je me suis sentie petite, très petite. Je ne dominais pas la nature. J’en étais un élément parmi des milliers d’autres. Je lui appartenais.

Puis, je me suis souvenue de monsieur Dubé, à Manawan, qui m’a montré comment récolter l’écorce de bouleau au printemps pour en faire des paniers, de madame Sioui qui m’a concocté une tisane de poglousse pour soigner ma toux et de monsieur Vollant qui m’a parlé de son secret pour capturer de belles proies à la trappe, un secret basé sur le respect des animaux. Des aînés autochtones d’une autre génération. Cela va peut-être vous surprendre, mais pas un d’entre eux ne m’a dit qu’il fallait faire attention à la terre-mère. Pas comme ça en tout cas. Ils ne me l’ont pas dit, ils me l’ont simplement montré. Je me demande comment j’ai pu oublier.

J’étais au secondaire la première fois que j’ai entendu parler du réchauffement climatique. Notre prof d’écologie nous avait montré les projections de la fonte des glaciers dans l’Arctique pour les 25 et 50 prochaines années. C’était bien loin, tout ça, en temps et en lieu, pour la jeune fille que j’étais. On a quand même commencé à recycler. Puis, le réchauffement climatique est devenu les changements climatiques – ça fait moins peur il paraît –, et on a commencé à voir davantage de vent, de feu, d’eau et moins de terre. Cette fois, des changements pas seulement en Arctique, mais ici à Nutashkuan sur la Côte-Nord, aux Îles-de-la-Madeleine, dans l’Okanagan. Des températures records à Montréal. Des tornades dans Lanaudière.

Les changements ne sont plus pour demain, ils sont déjà là. On doit maintenant ensemencer les truites dans la rivière de mon enfance. Sur les fermes, on doit acheter des bourdons pour remplacer les abeilles qui meurent. Il y a 50 % moins d’insectes qu’il y a quelques décennies à peine. Il suffit de sortir un peu de la ville pour le voir.

Dans tout ça, j’essaie de comprendre ce qui pousse les ministres, au provincial comme au fédéral, à s’entêter à donner leur aval à des projets que nous savons dévastateurs pour les êtres vivants. Ou à rester dans un lit de statu quo qui avantage l’industrie, l’exploitation des ressources. Du pareil au même. Je pense à Bay du Nord ou aux caribous et à leurs enclos. Aux milliers de kilomètres carrés de territoire que Québec refuse de protéger au nom… au nom de quoi déjà ? Ah oui, d’une économie basée sur une consommation constante. Peut-être que pour les ministres aussi, la coupure a été trop longue. C’est ce qui en est avec le monde dans lequel nous vivons.

Les aînés leur diraient probablement aujourd’hui : « Messieurs, venez donc faire un tour dans le bois. On n’a plus le luxe d’attendre. Le temps, lui, ne se rachètera pas. »

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