Autrices et fières de l’être

Elles sont de plus en plus nombreuses à se dire non pas auteures, mais autrices. Bien plus qu’une soudaine coquetterie, la lutte pour la reconnaissance du titre dure en fait depuis quatre siècles. Flashback féministe en quatre temps.

Les autrices d’aujourd’hui

Peut-être l’avez-vous remarqué. Ici et là, dans une entrevue ou une biographie, telle femme se dit non plus « écrivaine » ni « auteure », mais bien « autrice ». Au Québec, c’est Sophie Bienvenu (Et au pire, on se mariera) qui a été l’une des premières à se décrire ainsi. C’était il y a trois ans. Évidemment, le mot a illico heurté ses oreilles, en plus de celles de tous ses amis. « Ç’a été super mal reçu, se souvient-elle. Auprès de tout le monde. Et pas juste des masculinistes. Même par mes amis linguistes, qui me disaient qu’au Québec, on dit “auteure”, et qu’“autrice”, c’est dégueu… » Même son correcteur automatique ne le digérait pas, le remplaçant chaque fois par « autruche ». Mais la jeune femme a persisté. Et a continué de signer « autrice ». Pourquoi ? « Mon féminisme commençait à prendre de plus en plus de place dans ma vie », explique-t-elle.

Car le mot « auteure », grammaticalement, ne lui plaisait pas. Mais pas du tout. « Ça n’est pas une bonne construction. » Quelques recherches étymologiques et historiques plus tard, elle réalisait que le mot « autrice », loin d’être une lubie féministe contemporaine, avait bel et bien des origines latines, et qu’on l’avait surtout volontairement fait disparaître. D’où l’importance de se le réapproprier.

Étymologie 101

« Autrice » vient du latin « auctrix », féminin d’« auctor », qui a donné « auteur » en français. L’italien a gardé les deux mots : autrice au féminin, autore au masculin.

Même cheminement féministe de la part d’Annick Lefebvre, autrice de ColoniséEs, présentée au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’à la semaine dernière, qui a adopté le terme il y a deux ans. « “Auteure” nous invisibilise quand on l’utilise, dénonce-t-elle au bout du fil. C’est un geste plus symbolique qu’autre chose. Je pense que c’est important que le message soit lancé dans la sphère publique. »

Objectif : se faire entendre

Le mot a d’ailleurs été formellement adopté l’an dernier par le Centre des auteurs dramatiques (CEAD), lequel regroupe 273 membres, dont 40 % de femmes. Du côté de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois, qui compte 58 % de femmes parmi ses 1631 membres, on nous dit que le mot n’a pas encore fait l’objet de débats, mais que les deux, tant « auteure » qu’« autrice », sont également employés. « Les deux se valent à nos yeux, indique le directeur général Laurent Dubois. L’important, c’est qu’ils soient utilisés. L’enjeu, ce n’est pas le choix entre les deux, l’enjeu, c’est que le genre soit pris en compte », fait-il valoir. « Il y a beaucoup de femmes dans le milieu littéraire, mais ça reste un milieu masculin, reprend Sophie Bienvenu. Alors j’accueille avec un grand soulagement qu’on puisse clamer haut et fort qu’on est des femmes et qu’on écrit des livres. »

L’avis partagé des linguistes

N’empêche que le mot chicote. Agace les oreilles. Et ne fait manifestement pas l’unanimité. « C’est parce qu’il n’est pas dans l’usage aujourd’hui », croit Jacques Ouellet, professeur de langue, linguistique et traduction à l’Université Laval. Le linguiste ne comprend d’ailleurs pas pourquoi il faudrait le réhabiliter. Faut-il le rappeler ? « Quand vous choisissez auteure ou autrice, vous choisissez le genre en fonction du sexe, dit-il. “Auteur” est masculin, mais ça n’a rien à voir avec le sexe. Dans 90 % du temps [en français], le genre ne correspond pas au sexe. » On dit en effet un personnage, une recrue, peu importe le sexe en question.

Pour Julie Auger, professeure au département de linguistique et traduction à l’Université de Montréal, le mot dérange de surcroît parce qu’au Québec, on a opté depuis « belle lurette » pour le mot féminin « auteure », qui ne s’entend pas, certes, à l’oreille. « Est-ce que c’est encore un cas de colonialisme, parce que les Français ont décidé de se moderniser ? » Rappelons qu’on apprenait justement la semaine dernière que l’Académie française (l’homologue français, notoirement conservateur, de l’Office québécois de la langue française), 40 ans après le Québec, doit annoncer d’ici quelques jours qu’elle féminise le nom de métiers jusqu’ici rigoureusement masculinisé.

Féminisation ou démasculinisation ?

Ce qu’il faut savoir, c’est que revendiquer l’usage du mot « autrice » n’est pas seulement revendiquer une féminisation du mot « auteur », c’est surtout revendiquer sa « démasculinisation », nuance ici Aurore Evain, chercheuse, metteuse en scène et autrice française. « L’intervention ne se fait pas aujourd’hui. Elle s’est faite avant. Il y a eu des interventions sexistes qui ont fait en sorte qu’on a tout masculinisé ! » Celle qui se dit autrice depuis près de dix ans maintenant est la première à avoir creusé le sujet en France. Elle a publié une recherche fouillée et fascinante sur la question. En entrevue, elle explique que le mot « autrice » existe en fait depuis des siècles. On l’a vu apparaître dès le Moyen Âge. Or au XVIIe siècle, la place des femmes qui écrivent commence à menacer celle des hommes. C’est pour cela que certains, notamment par le truchement de l’Académie française, fondée à la même époque, jugent à propos de bannir le mot. « Rendre les femmes innommables, c’est délégitimer leur place à cette fonction », souligne Aurore Evain.

À noter : ce n’est pas tant la forme du mot qui dérange à l’époque, puisqu’au même moment apparaît le féminin « actrice ». C’est plutôt le statut auquel il renvoie. On accepte « institutrice », « coiffeuse », « infirmière ». Mais pas « autrice ». « La femme ne peut pas être dans une figure d’autorité et créatrice, dénonce Aurore Evain. C’est vraiment toujours Ève qui naît de la côte d’Adam. »

Quatre siècles plus tard, Sophie Bienvenu se félicite qu’on en finisse enfin, linguistiquement parlant. « J’accueille avec un grand soulagement qu’on puisse clamer haut et fort qu’on est des femmes, et qu’on écrit des livres. C’est un pied de nez aux gens qui, depuis des siècles, voulaient nous faire taire. »

Aurore Evain sera de passage à Montréal en avril pour le chantier féministe consacré à la place des femmes dans le théâtre, organisé par Espace Go, en collaboration avec le mouvement des Femmes pour l’équité en théâtre (FET). Au menu : conférences, ateliers, dîners-causeries, ouverts à tous. Gratuit.

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