Réfection du tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine

Le ras-le-bol des citoyens

« C’est tout simplement trop. » Depuis la fermeture d’un des deux tubes du pont-tunnel il y a un an, des résidants aux abords du pont Jacques-Cartier, pourtant à des kilomètres du chantier, constatent avec inquiétude la hausse du nombre de voitures dans leurs rues. Non seulement la circulation de transit a augmenté, mais le nombre d’accidents et de collisions mortelles également. Dans l’est de Montréal, les habitants du quartier Mercier souffrent eux aussi des travaux dans le tunnel.

Abords du pont Jacques-Cartier

« Beaucoup trop de voitures dans les rues locales »

On attendait une catastrophe sur les autoroutes et les ponts entre la Rive-Sud et Montréal, mais c’est finalement dans les rues locales que la fermeture d’un des deux tubes du tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine s’est lourdement fait sentir. Dans la dernière année, le nombre d’automobilistes et d’accidents a augmenté dans plusieurs quartiers résidentiels autour du pont Jacques-Cartier, au grand dam des résidants, qui demandent que Québec et Montréal en fassent plus pour leur sécurité.

Mélina Dorléans a beau vivre à des kilomètres du chantier, elle est néanmoins bien placée pour en ressentir les impacts dans les rues de son quartier. Elle habite en effet près du pont Jacques-Cartier, vers lequel de nombreux automobilistes se sont rabattus depuis qu’un des deux tubes a été fermé à la circulation.

« Ça s’est empiré avec les travaux du tunnel et, simultanément, avec le retour au travail des gens en présentiel. Il y a vraiment une surutilisation de l’auto individuelle dans notre quartier, avec plus de stress au volant, plus de rage. C’est tout simplement trop », déplore la résidante du Centre-Sud.

Plusieurs observateurs attendaient que les bouchons de circulation sur les autoroutes 20 et 25 allongent avec la réfection du tunnel, mais c’est plutôt dans les quartiers autour que l’impact s’est fait le plus sentir.

« Il y a beaucoup trop de voitures dans les rues locales et les quartiers, et c’est encore plus vrai depuis un an. Il faut vraiment contrôler les accès à la ville et, en même temps, la taille des véhicules », raisonne Catherine Morency, titulaire de la Chaire mobilité à Polytechnique Montréal.

Hausse de la circulation de transit

Plusieurs citoyens comme Mélina Dorléans observent depuis l’an dernier une hausse de la circulation de transit, à la sortie du pont Jacques-Cartier. Pour la Montréalaise, c’est surtout le manque d’options en matière de transport collectif qui a permis à la situation d’empirer. « Pour venir de la Rive-Sud jusqu’au Centre-Sud, la plupart des gens préfèrent encore venir en voiture. On se retrouve avec beaucoup trop de véhicules. Il n’y a plus de place sur la route pour en ajouter, en fait », explique-t-elle.

Chris McCray, un résidant qui a cofondé avec des voisins le Collectif apaisement pour Sainte-Marie, est aussi de cet avis. « Dès le lancement du chantier du pont-tunnel, c’était clair que le ministère des Transports ne prenait pas en compte les impacts locaux autour du pont Jacques-Cartier. On a vu rapidement que c’était très chaotique et ce l’est encore à bien des égards, malgré les mesures de la Ville », dit-il.

« Pratiquement toutes les rues sont encore utilisées comme raccourcis. Et sur les grandes artères, comme Sherbrooke, Papineau ou De Lorimier, on se heurte à des aménagements d’autoroutes. Il y a encore beaucoup de travail à faire. »

— Chris McCray, résidant du quartier Centre-Sud qui a cofondé le Collectif apaisement pour Sainte-Marie

Aussi impliqué pour la sécurisation des artères, Carl St-Denis seconde. « Beaucoup de résidants sont fâchés des morts de piétons qui s’accumulent aux abords du pont Jacques-Cartier sans que ces autoroutes urbaines ne voient pas ne serait-ce que des aménagements transitoires être mis en place là où les dangers sont pourtant bien documentés », dénonce-t-il.

Accidents : une tendance en hausse

Dans la période de près de six mois ayant suivi le début du chantier au tunnel La Fontaine, le nombre d’accidents a augmenté de 8 % dans le quartier Centre-Sud, où se trouve la tête du pont Jacques-Cartier. Dans l’ensemble de l’île de Montréal, le nombre d’accidents a pourtant légèrement décliné (- 1 %).

En fait, depuis octobre 2022, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) dit avoir recensé trois collisions mortelles dans le secteur et six autres avec blessés graves. C’est davantage que l’année précédente, où le corps policier n’avait compté que deux collisions mortelles et quatre avec blessés graves.

En décembre 2022, le quartier Centre-Sud avait été particulièrement ébranlé à la suite de la mort de la jeune Mariia Legenkivska sur le chemin de l’école. Une vaste mobilisation citoyenne s’en était suivie.

Un problème, des mesures

Pour tenter d’endiguer le flot de voitures, l’arrondissement de Ville-Marie a déjà annoncé quelques mesures d’apaisement de la circulation depuis avril. En plus d’une centaine de dos d’âne permanents installés, certaines artères comme la rue Larivière ont été fermées à la circulation. Des rues ont aussi fait l’objet de « réaménagements », avec l’ajout de saillies de trottoir, alors que d’autres ont vu leur sens inversé.

Les heures de certaines voies réservées ont par ailleurs été revues. Des tronçons ont aussi été étendus, comme rue Sherbrooke, alors que d’autres sont en réalisation, dont dans l’avenue De Lorimier.

« Nous avons misé sur l’axe René-Lévesque pour optimiser la capacité est-ouest et répartir la circulation vers la Rive-Sud sur les ponts Victoria, Samuel-De Champlain et Mercier, surtout en prévision de fermetures éventuelles ou catastrophiques de l’autoroute Ville-Marie », illustre l’attachée de presse au cabinet de la mairesse de Montréal Catherine Cadotte.

Elle précise que certains feux de circulation, surtout dans des secteurs névralgiques, « ont été optimisés et continuent de l’être en vertu des modifications sur le terrain au besoin ». Les liens nord-sud Papineau et De Lorimier ont été revus pour « maximiser la circulation de et vers le pont Jacques-Cartier ».

Dès le début du mégachantier, Montréal avait aussi au réclamé gouvernement de mettre en place des « mesures de rabattement spécifiques » près des pôles d’emploi, comme les hôpitaux. Le ministère des Transports n’a pas souhaité répondre à nos questions à ce sujet, en indiquant simplement qu’un bilan des activités autour du tunnel La Fontaine sera fait d’ici la fin octobre.

Manque de planification

Catherine Morency s’explique elle aussi mal que, comme dans la plupart des grands chantiers routiers, les travaux majeurs dans le tunnel La Fontaine n’aient pas été planifiés de façon à prévoir les impacts sur les quartiers adjacents.

« On dirait que quand on discute de grandes infrastructures, le gouvernement a l’impression qu’on peut isoler les grands corridors, mais non, ils viennent toujours s’injecter sur le réseau local. Ça, on ne le prend jamais réellement en compte. »

— Catherine Morency, titulaire de la Chaire mobilité à Polytechnique Montréal

La situation est telle qu’un groupe de résidants vient de lancer une pétition pour réinstaurer un système de péage sur le pont Jacques-Cartier, qui avait été abandonné dans les années 1960. L’achalandage autour de l’infrastructure « est devenu chaotique », s’inquiètent les citoyens.

Aucune discussion n’a toutefois eu lieu à ce sujet avec Ottawa, confirme la porte-parole des Ponts Jacques Cartier et Champlain, Nathalie Lessard. À ce jour, le pont accueille mensuellement entre 2,6 et 2,7 millions d’automobilistes, un chiffre qui demeure malgré tout stable de mois en mois.

« La crainte que nous avions à l’époque sur l’augmentation de la congestion ne s’est pas nécessairement matérialisée, en tout cas pas totalement. Il y a certainement des moments où le pont est très occupé, surtout quand il y a des entraves importantes dans le tunnel ou ailleurs, mais ce n’est rien d’anormal pour nous », affirme de son côté Mme Lessard.

Quartier Mercier

Des risques d’accident « constants »

Dans l’est de Montréal, le quartier Mercier pâtit lui aussi des travaux dans le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine. Pour un organisme qui réclame du changement, le déversement de la voie rapide Souligny vers l’axe Honoré-Beaugrand « a un impact terrible sur le quotidien depuis maintenant un an ».

« Ça a complètement bousillé le réseau des autobus, qui sont obligés de faire des détours incroyables. Mais surtout, ça a créé une circulation très importante dans le quartier. Ni le gouvernement du Québec ni la Ville n’ont donné de coup de main », dénonce le vice-président du Collectif en environnement Mercier-Est, Daniel Chartier, en entrevue avec La Presse.

Selon lui, le pire a jusqu’ici été évité, mais « les risques d’accident ou des accidents graves évités à la dernière seconde, c’est constant ». « Régulièrement, on voit des gens qui se font quasiment passer sur les orteils. C’est comme si on attendait une catastrophe pour agir », s’inquiète encore le résidant.

« L’arrondissement a déjà mis des poteaux dans la rue pour sécuriser les abords d’une école, mais ce n’est pas suffisant. »

— Daniel Chartier, vice-président du Collectif en environnement Mercier-Est

Globalement, les mesures d’atténuation liées au transport collectif – qui ont essentiellement été des navettes spéciales déployées à partir de la Rive-Sud – auraient aussi pu être « mieux planifiées », soutient la directrice de Trajectoire Québec, Sarah V. Doyon.

« On s’y est pris cinq minutes d’avance, ç’a été fait à la dernière minute. On gagnerait collectivement à mieux planifier les mesures d’atténuation en amont des chantiers routiers », dit Mme Doyon, qui déplore par ailleurs vivement le retrait de l’accès au covoiturage dans la voie réservée du tunnel. « Là encore, ç’aurait pu être mieux réfléchi. Il n’y avait peut-être pas assez de surveillance policière », songe-t-elle.

Au-delà de la circulation, les critiques sont aussi nombreuses quant à la surveillance de l’état du tunnel. « Si le gouvernement avait planifié les travaux depuis plusieurs années, sachant que le tunnel a de grandes lacunes d’étanchéité et de structure, il y aurait eu moins de pression sur les travailleurs de l’industrie, ainsi que sur les entrepreneurs. On aurait certainement aussi subi beaucoup moins de problématiques liées à la santé et la sécurité du travail », estime Éric Boisjoly, directeur de la FTQ-Construction.

Il n’est pas le premier à tenir ce genre de propos. L’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (APIGQ) a aussi évoqué par le passé un « manque d’inspection dans le suivi du comportement de l’ouvrage ». Québec, de son côté, a soutenu que rien n’aurait pu prévenir la nécessité d’effectuer ces travaux, la structure datant des années 1960 étant dans un cycle de dégradation normal.

8000 véhicules de plus vers le sud

Le lancement du chantier du tunnel La Fontaine a aussi eu des conséquences collatérales sur le pont Samuel-De Champlain. « Pour nous, le gros de l’impact, c’est vers le sud », explique Martin Chamberland, porte-parole du Groupe signature sur le Saint-Laurent, qui gère la structure.

« Depuis la mise en phase au niveau de la rue Sherbrooke qui a entraîné la perte d’une voie, en avril 2022, on voit un déséquilibre en direction sud. Ce sont environ 8000 véhicules de plus vers le sud que le nord. »

— Martin Chamberland, porte-parole du Groupe signature sur le Saint-Laurent

L’achalandage moyen a aussi augmenté dans la dernière année, passant d’environ 140 000 à 150 000 passages. Cette hausse globale, le groupe « l’attribue toutefois plutôt à la baisse du télétravail, de la rentrée, du retour à l’université et au bureau, donc les hausses saisonnières habituelles », estime M. Chamberland. « Le tunnel a peut-être joué, mais ce n’est pas la cause primaire pour nous. »

À ses yeux, c’est surtout la planification des travaux qui a changé. « Depuis le mégachantier, ça demande une meilleure coordination avec Mobilité Montréal quand on veut faire des travaux, parce que quand ils ferment le tunnel Ville-Marie ou l’échangeur Saint-Pierre, on sent tout de suite l’impact », conclut le porte-parole.

Questionné sur le sujet, le ministère des Transports et de la Mobilité durable (MTMD) a indiqué qu’il devrait faire un bilan public de la première année du mégachantier à la fin du mois d’octobre. Son porte-parole, Gilles Payer, a refusé de s’avancer davantage.

Réactions politiques

« Pourquoi ne pas ajouter un radar photo sur la 25 Nord comme les usagers dépassent souvent la limite de vitesse de 50 km/h ? N’attendons pas un accident, il vaut mieux prévenir que guérir. Il faut aussi augmenter la fréquence de la navette service santé en dehors des heures de pointe. »

— André A. Morin, critique libéral en matière de transports

« Le retrait des voies de circulation routière n’a pas causé de congestion monstre puisqu’on a ajouté en contrepartie une offre de transports en commun attrayante. La ministre Guilbault doit considérer rendre permanentes ces mesures. »

— Étienne Grandmont, critique solidaire en matière de transports

« Nous avions proposé de rendre le transport collectif gratuit dans l’est de Montréal et d’augmenter la fréquence des autobus. Le gouvernement a manqué d’ambition et de volonté de ce côté-là. »

— Joël Arseneau, critique péquiste en matière de transports

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