Plafond de verre  Caroline Codsi

« L’argent, ce n’est pas tout »

Caroline Codsi avait 22 ans quand elle est arrivée à Montréal, en 1990, après avoir grandi au Liban, en pleine guerre. Elle avait alors un diplôme universitaire en langue, obtenu à Paris, et la ferme volonté de se faire une vie ici, dans la paix.

Elle décide donc de compléter sa formation en allant chercher un certificat en ressources humaines à HEC Montréal. Et à 25 ans, elle se lance dans le monde des entreprises. Elle décroche du travail en ressources humaines. Les choses s’installent bien. Elle avance. Et elle connaît du succès parce qu’elle acquiert un savoir-faire payant : le développement d’affaires.

Elle va chercher des clients.

« Et ça, ça aide vraiment un profil. » Les patrons aiment.

Et elle travaille beaucoup.

Petit à petit, elle se retrouve directrice régionale dans une grande entreprise de consultants et de services en ressources humaines – où sa carrière cartonne.

Elle multiplie les revenus de l’entreprise par quatre, elle gagne un bon salaire. Elle adore son travail, dont les conditions sont excellentes. Tout va bien.

Mais au fond d’elle, il y a une voix qui refuse de se taire : « Je veux devenir vice-présidente. »

« L’argent, ce n’est pas tout, dit la femme d’affaires, je veux d’autres défis. »

« Mes patrons pensaient que le salaire me garderait en place, explique Mme Codsi. Mais non. »

La jeune femme, qui ne se fait pas offrir de poste de vice-présidente, décide de changer de boîte. « Parfois, pour avancer, on n’a pas le choix. »

En entrevue pour un nouvel emploi, quand on lui demande combien elle gagne, elle prétend gagner plus que la réalité, pour pouvoir aller chercher une plus grande augmentation. « Et ça a marché. Maintenant, souvent je dis ça aux femmes : “Mentez sur votre salaire !” » C’est la seule façon, croit-elle, d’aller réellement chercher de bonnes augmentations d’un poste à l’autre, d’une entreprise à l’autre.

Les années passent et cette carrière va bien. Et Caroline Codsi devient effectivement vice-présidente principale d’une grande entreprise, qui fournit notamment des services d’évaluation médicale. Sa patronne, la présidente, est une femme. Encore là, les affaires roulent. Le partenariat avec sa supérieure marche bien.

Mais il y a un an, une évidence s’impose : pour devenir présidente de l’entreprise, il faudrait que sa patronne ait une promotion, qu’une place se crée. Et rien de cela ne se dessine à l’horizon. « On avait le talent, les résultats et la confiance des clients, mais je n’avais pas l’impression que ça allait bouger. »

Les grands dirigeants du holding de la société n’envoient pas le message aux deux gestionnaires qu’elles ont encore de la place pour progresser. « Or, pour retenir des femmes, il faut qu’elles aient l’impression que quelque chose de plus va arriver », dit Mme Codsi.

L’impression d’être coincée sous le plafond de verre, cette barrière invisible, mais bien réelle à l’avancement des femmes dans les entreprises (comme dans les institutions politiques, entre autres), est plus vive que jamais.

Il y a un an, elle donne sa démission.

Et son ex-patronne vient aussi tout juste de quitter le bateau.

« Parfois, c’est mieux de partir quand on se rend compte qu’on ne va nulle part. »

Et au lieu de chercher un nouvel emploi, elle décide de devenir sa propre patronne en se lançant à temps plein dans un projet qu’elle a créé de toute pièce, La Gouvernance au féminin, un organisme sans but lucratif qui offre des services et des projets pour aider l’équité dans les sphères du pouvoir. Son dernier bébé : une « certification parité » remise annuellement aux entreprises qui font de réels efforts pour promouvoir les femmes et qui a été remise à 17 entreprises l’an dernier, dont la RBC Banque Royale, Intact Assurance et Financière Sun Life.

« La liste des critères est longue ! dit la spécialiste des ressources humaines. Une femme au conseil d’administration, c’est seulement un des éléments. Il y a des questions quantitatives et qualitatives. »

Pense-t-elle un jour en faire une entreprise en bonne et due forme, puisque l’organisme commence à recevoir des demandes de partout dans le monde ? « Les Girl Scouts américaines nous ont appelées, elles veulent qu’on évalue leurs fournisseurs ! »

Caroline Codsi n’est pas rendue là.

« Mais c’est sûr que l’entrepreneuriat, dit-elle, c’est une façon de prendre son avenir en main. »

Le sexisme systémique, ça ressemble à quoi ?

Le sexisme systémique est subtil. Il se cache dans des microdécisions, derrière des évidences. C’est un ensemble de processus qui s’autoreproduisent. Par exemple: une crise surgit au bureau un week-end. On a besoin d’employés pour aider. À cause d’un biais inconscient, le patron tient pour acquis que Marie-Josée, mère de jeunes enfants, ne pourra se présenter. Il appelle donc plutôt Jean-Luc, qui se présente. Lui aussi a de jeunes enfants, mais ça n’entre pas dans la discussion. Il aide à régler la crise. Il acquiert de l’expérience. La prochaine fois qu’une telle situation se présentera, on pensera encore à lui. Son patron le remarque. Jean-Luc se positionne graduellement pour une promotion. D’ailleurs, il correspond au même modèle que les autres collègues déjà promus. Un modèle connu. Et pendant ce temps-là, Marie-Josée se demande pourquoi personne ne pense à elle...

Le plafond de verre vu par...

Pierre Laporte

Président de Deloitte Québec

« Ce qui bloque est souvent invisible. Par exemple, on organise des activités de réseautage avec les clients et on ne se rend pas compte que ce type d’activités là, les femmes ne s’y sentent pas à l’aise. Il faut penser à ça si on veut vraiment développer les affaires. Ce sont souvent nos biais inconscients qui jouent. On ne s’en rend pas compte. Le cliché voulant qu’une femme doive être une superwoman pour avoir une promotion alors que pour un homme, ce n’est pas nécessaire ? Il est vrai et ce n’est pas acceptable. Les hommes, on doit reconnaître notre responsabilité là-dedans. On doit en parler. Accepter qu’on nous en parle. Et ensuite changer les choses une décision à la fois. Petit à petit. Donc, premier conseil ? Ouvrir la discussion, entamer le dialogue, se regarder soi-même. »

Benoit Savard

Président de Skillable, entreprise de conseil spécialiste des changements de comportements au sein des organisations

« Du côté des entreprises, le premier pas est crucial et simple, il faut se demander si on est conscient de la présence de barrières à l’avancement des femmes. Si les femmes ont l’impression qu’elles ne peuvent pas grimper les échelons, que ça ne sert à rien d’y penser, l’entreprise est privée de leur talent, leur savoir-faire, etc. Aussi, ne pas oublier que les barrières aux promotions peuvent être très subtiles et être le résultat cumulatif de microdécisions qui passent inaperçues. Si, au moment de donner une promotion, il y a seulement des candidats masculins qui ont le bon profil au sein de l’entreprise, peut-être faut-il se demander comment ça se fait. Du côté des femmes, celles qui veulent des promotions doivent commencer par le faire savoir. Et elles doivent aller chercher de l’aide et des appuis. »

Caroline Codsi

Présidente fondatrice de La Gouvernance au féminin

« Avoir des politiques écrites, avec des objectifs précis, pour avancer vers l’équité et les communiquer clairement à tout le monde au sein de l’organisation. Et ensuite, faire le suivi. Et se poser des questions aussi variées que : est-ce que les objectifs de promotion sont réalisés ? Est-ce que la politique de congé de paternité est connue ? Appliquée ? Est-ce qu’on discute des biais inconscients, dictés notamment par les préjugés au sujet des femmes comme ceux voulant qu’elles soient moins preneuses de risques, moins ambitieuses, ou moins disponibles quand elles ont des enfants ? Même si les femmes sont au même niveau hiérarchique sur papier, ont-elles réellement autant de responsabilités ? Comment accompagne-t-on les femmes quand elles reviennent de congé de maternité ?»

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