Escalade à la frontière polono-biélorusse

Ceci n’est pas une crise migratoire

Des centaines de migrants qui foncent vers les barbelés dans l’espoir de franchir la frontière qui les sépare de l’Union européenne. Des gardes-frontières qui les refoulent à coups de jets d’eau.

Des images comme celles qui ont été captées ces jours-ci près des passages frontaliers entre la Biélorussie et la Pologne, on en a vu dans le passé, notamment en 2015, quand 1 million de réfugiés fuyant la guerre en Syrie ont pris la route vers le nord.

Mais attention aux analogies. Ce qui se passe aux limites orientales de l’UE n’est pas une crise migratoire classique, avertissent les experts. Mais plutôt un affrontement géopolitique où des migrants sont transformés en arsenal.

« Je ne crois pas que l’on puisse parler de crise migratoire », tranche Pawel Zerka, chercheur au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), joint à Paris.

D’abord, le nombre de demandeurs d’asile, venus notamment d’Irak et de Syrie, est relativement petit : environ 20 000 personnes, contre le million de 2015.

Mais c’est surtout le caractère orchestré de cette route inhabituelle qui distingue la crise actuelle des vagues migratoires précédentes.

Tous ces gens ont été carrément « invités » par le régime du président biélorusse, Alexandre Loukachenko, qui a « créé une route artificielle vers l’Europe pour atteindre des objectifs politiques », explique Pawel Zerka.

« Le problème, résume-t-il, ce n’est pas les migrants, c’est Loukachenko. »

Que cherche Loukachenko ?

Quels sont donc les objectifs poursuivis par le président biélorusse ? Rappelons que sa réélection en août 2020, largement considérée comme frauduleuse, a été suivie d’une vague de répression qui a fait atterrir un millier d’opposants en prison. La communauté internationale a réagi par des sanctions à la suite desquelles Alexandre Loukachenko a ouvertement menacé de « noyer l’Europe avec des migrants et des drogues ».

Plusieurs estiment, aujourd’hui, qu’en créant de toutes pièces une nouvelle filière migratoire, Alexandre Loukachenko veut faire pression sur l’Union européenne pour faire lever les sanctions. C’est l’hypothèse la plus simple, dit Pawel Zerka. Mais ce n’est pas la seule.

Car Loukachenko se bat pour sa survie politique. Or, depuis la présidentielle, il est ignoré par la communauté internationale. Il cherche à restaurer sa crédibilité, à se présenter comme un interlocuteur légitime.

Déjà, cette semaine, il a pu s’entretenir avec Angela Merkel. Les communiqués relatant cette conversation le présentent comme « monsieur Loukachenko », et non comme « le président », mais enfin, la chancelière allemande a dû se résoudre à lui parler.

Le correspondant de la BBC à Moscou Steve Rosenberg évoque un troisième objectif poursuivi par Alexandre Loukachenko : les vidéos de migrants lançant des pierres aux gardes-frontières polonais et abondamment arrosés en retour correspondent à l’image d’une Europe inhumaine et chaotique que le président biélorusse veut présenter à sa population, écrit Steve Rosenberg sur le site de la BBC.

La stratégie de Loukachenko vise aussi à montrer qu’il est fort, qu’il n’a été vaincu ni par l’UE ni par ses opposants, note un autre chercheur de l’ECFR, Pavel Slunkin, dans une analyse publiée par le centre d’analyse.

Mais pour trouver une explication à cette crise, il faut aussi regarder du côté de Moscou.

Que cherche Poutine ?

Mis au ban par l’Occident, Alexandre Loukachenko s’appuie de plus en plus sur Moscou. Or, Vladimir Poutine peut lui aussi tirer profit de la crise à la frontière polono-biélorusse.

D’abord, parce qu’elle détourne l’attention de la montée de tension dans l’est de l’Ukraine, où se déroule toujours une guerre à basse intensité soutenue par le Kremlin.

Les images de chaos aux frontières de l’UE vont aussi dans le sens de la politique générale de Vladimir Poutine, souligne Frédéric Mérand, directeur du Centre de recherche et d’études internationales de l’Université de Montréal. Selon lui, semer le chaos et la bisbille en Europe fait partie de la stratégie de Poutine.

Cette crise, enfin, permet à la Russie d’augmenter sa présence militaire aux portes de l’Europe.

« Cette guerre hybride » se déroule au moment où l’Union européenne cherche à redéfinir sa politique étrangère autour d’un concept de « boussole stratégique ». « Et la Russie fait partie des pays qui lui posent un gros défi géopolitique », note Frédéric Mérand.

La crise vue de la Pologne

Bien qu’ils soient critiques de la manière dont la Pologne, qui se trouve en première ligne de cette « guerre hybride », refoule les demandeurs d’asile, tous les pays de l’UE s’entendent sur une chose : « cette brèche doit être colmatée », fait valoir Frédéric Mérand.

Aux yeux des dirigeants polonais, ces migrants venus de l’est constituent une menace pour l’intégrité territoriale du pays, la plus grave à survenir depuis la Seconde Guerre mondiale, souligne Pawel Zerka.

Mais cette menace, dit-il, met aussi en cause la sécurité territoriale de l’Union européenne et celle des pays de l’OTAN.

Ça ne justifie pas les renvois illégaux ni l’abandon des migrants qui sont privés de toute aide humanitaire, et dont au moins huit sont déjà morts de froid en errant dans la forêt.

Mais ça donne des paramètres pour comprendre cette réaction implacable dénoncée par Bruxelles, qui se range néanmoins derrière la Pologne dans ses tentatives de s’attaquer au problème… à la source.

Que faire ?

Pour tarir l’afflux de réfugiés, les diplomates européens font pression sur les pays d’où décollent les avions à destination de Minsk. La Turquie et les Émirats arabes unis ont déjà annoncé leur intention d’empêcher ces vols. Les compagnies aériennes concernées pourraient aussi être sanctionnées.

Quant aux sanctions contre le régime Loukachenko, elles ont été jusqu’à maintenant bien timides, selon Pawel Zerka.

« Elles ont surtout ciblé des individus, il ne s’agit pas de sanctions économiques massives », dit le chercheur spécialisé dans l’étude des sanctions internationales.

Ce dernier voit aussi d’un bon œil le mur, très controversé, que la Pologne veut construire le long de la frontière avec la Biélorussie. « Ça limiterait la possibilité d’instrumentaliser l’immigration », plaide-t-il.

Mais en attendant que ces mesures fassent effet, souligne-t-il, il faut d’urgence sauver les hommes, les femmes et les enfants qui sont coincés à la frontière. Et qui risquent d’y mourir.

161

Les gardes-frontières polonais ont dit avoir enregistré en date du 16 novembre 161 tentatives de « passages illégaux », y compris « deux tentatives de passages en force ».

Source : Agence France-Presse

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