Mon clin d’œil

« Le port du masque ne protège pas la langue. »

— Simon Jolin-Barrette

Occupation Double

En terrain miné de l’hétéronormativité

Le premier couple homosexuel de l'histoire de l'émission de téléréalité a-t-il vraiment reçu le même traitement que les autres paires ?

Jeudi dernier a été éliminé le premier couple de femmes de l’histoire de l’émission de téléréalité Occupation double. L’une des raisons de leur élimination, confirmée par des commentaires de la majorité des candidats et des candidates, serait la formation trop tardive ou le caractère incertain de leur couple. Marjorie et Cintia ont ainsi été tenues en quelque sorte responsables de ne pas s’être « choisies » et « affirmées » dès le départ en tant que couple. Or, la totale invisibilisation des facteurs sociaux et environnementaux ayant pu dicter certaines des conduites des deux femmes mérite de faire l’objet d’une réflexion sur l’hétéronormativité enracinée dans notre société.

Dès qu’elles se sont rencontrées, Marjorie et Cintia ont clairement et ouvertement avoué leur intérêt mutuel. Cet intérêt fait d’abord l’objet de réactions non verbales ou verbales teintées de surprise, d’incompréhension et d’inconfort de la part des autres candidats et candidates. L’une d’elle, en raison de son malaise, refuse même de parler d’orientation sexuelle avec les nouveaux candidats et nouvelles candidates qui arrivent dans l’aventure. Il faut comprendre ici que son malaise ne s’étend visiblement pas à l’orientation sexuelle qu’est l’hétérosexualité qui, elle, traverse banalement tous les discours, les comportements et les interactions des candidats. Quant à l’équipe de production, manifestement prise de court par la situation, elle s’efforce d’offrir une rencontre de quelques minutes aux deux candidates.

C’est ainsi que la potentielle relation entre les deux femmes est rapidement décrédibilisée par l’ensemble des protagonistes de l’émission. Dans ce contexte, elles se tournent alors vers leur option masculine respective avec qui elles tentent de développer une relation, ce qui leur sera reproché par la suite, en particulier à l’une d’elles. Cintia et Marjorie continuent toutefois de développer un intérêt l’une envers l’autre, notamment dans les fêtes lors desquelles elles s’embrassent plusieurs fois sous le regard des autres candidats qui n’y voient, à tort, rien de menaçant.

Le comportement des deux candidates est, jusqu’à présent, plus que prévisible et socialement déterminé. Marjorie et Cintia ne disposent pas, dès leurs premières rencontres, de l’agentivité ni de la liberté nécessaire pour vivre leur relation comme les autres candidats vivent les leurs. D’ailleurs, elles se questionnent à plusieurs reprises quant à savoir s’il existe des « règlements » les empêchant de former un couple. Si la production leur confirme qu’aucun document ne renferme une quelconque règle écrite à cet effet, d’autres règles non écrites semblent manifestement les retenir de développer leur relation. Ces règles, ce sont les normes en matière de genre et d’orientation sexuelle qu’impose le système hétéronormatif.

Il faut bien ne pas vivre l’invisibilisation ni l’invalidation systématique pour croire naïvement que ces femmes disposaient de prime abord d’un libre choix. Qui plus est, il faut bien se prétendre allié de la cause LGBTQIA2s+ pour aujourd’hui faire reposer sa critique sur une conception d’une société post-homophobe où tous les types de relation ont des chances égales de se développer.

L’aventure se poursuit alors que Marjorie et Cintia commencent à avoir de plus en plus de rapprochements en privé, loin de la pression latente exercée par leur entourage. Qu’est-ce qui explique alors le retour graduel de l’hostilité de la part de la plupart des autres candidats ? Est-ce le fait que les deux femmes n’assouvissent plus les comportements voyeuristes des autres candidats ou que leur relation deviendrait de plus en plus sérieuse ? Probablement les deux.

D’ailleurs, la possibilité que la relation entre Marjorie et Cintia soit authentique exige dorénavant de celles-ci qu’elles fournissent des explications et des justifications. En effet, une candidate s’inquiète que les deux femmes puissent avoir obtenu un traitement de faveur de la part de la production, car elles ont eu l'occasion de prendre ensemble une photo officielle de couple en plus de celle avec leur partenaire masculin. Ressentant le besoin de se justifier, Cintia réplique qu’auparavant, un candidat pouvait se rendre en finale aux côtés de plus d’une candidate. Peu importe les pratiques lors des saisons précédentes, faut-il rappeler que l’égalité de traitement, dans une société profondément traversée de rapports de pouvoir, peut en soi constituer une forme d’injustice ou de discrimination ? Serait-il réellement injuste de prioriser la représentativité de la communauté LGBTQIA2s+ dans la culture populaire québécoise au détriment du désir de certains d’acquérir un condominium à Laval ?

Pour marquer l’apogée du traitement hétéronormatif réservé au couple Marjorie-Cintia, après leur annonce qu’elles forment officiellement un couple, un candidat se permet de prononcer un commentaire hautement invalidant et dénigrant : « Leur relation est aussi fake que leur poitrine. » Cette phrase consacre, à elle seule, le phénomène d’objectification du corps des femmes* de la diversité sexuelle qui ne devrait servir à rien d’autre qu’à alimenter les fantasmes pornographiques des personnes cishétérosexuelles, en particulier les hommes.

Malgré plusieurs comportements hostiles à l’égard du couple, il faut toutefois souligner l’existence de comportements alliés de la part d’une candidate en particulier, Noémie. D’une part, celle-ci soulève les contradictions et l’hypocrisie d’autres candidats quant à leur opinion sur la relation entre Cintia et Marjorie, laquelle reçoit nettement plus de critiques pour des gestes pourtant adoptés par d’autres dans l’aventure. D’autre part, elle refuse de négliger l’impact positif que la représentation d’un tel couple dans une émission populaire peut avoir sur des milliers de jeunes en quête d’identité.

En effet, l’affirmation du couple Marjorie-Cintia, qui est arrivé plus ou moins tard dans l’aventure, ne saurait invalider ce dernier ni affaiblir son poids symbolique. Parce que, bien que le traitement réservé à Cintia et Marjorie soit loin de confirmer une acceptation de la diversité sexuelle au Québec, le courage dont ont fait preuve les deux candidates peut inspirer et rassurer des milliers de jeunes qui ne jouissent, encore à ce jour, de presque aucune représentation à l’écran. Qu’elles aient terminé l’aventure ensemble et non pas avec leur partenaire masculin marque déjà un pas important pour la reconnaissance des couples LGBTQIA2s+.

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