Les bébés du verglas

Les Québécois nés en 1998, au milieu de la pire tempête de pluie verglaçante, sont-ils plus anxieux ou plus dépressifs que les autres ? Plus stressés ? Plus intelligents ? Et quelles sont leurs aspirations ? Rencontres.

Un projet célèbre dans le monde

Rencontre avec Suzanne King, chercheuse à l’Institut Douglas qui étudie les bébés du verglas depuis 20 ans

L’étincelle

Cinq mois après la tempête de pluie verglaçante de 1998, Mme King a pris contact avec des médecins qui avaient mis au monde des bébés dans les quatre principaux hôpitaux de la Montérégie pour comprendre comment une catastrophe naturelle pouvait influencer le développement d’un enfant à naître. Elle et son équipe ont envoyé 1140 questionnaires et obtenu les réponses de 224 mères. Le Projet Verglas, célèbre partout dans le monde, venait de naître. Vingt ans plus tard, les chercheurs suivent encore une soixantaine de ces bébés devenus adultes. Les dernières évaluations ont eu lieu à la fin du mois d’octobre. La suite de l’étude est toutefois compromise, faute de subventions.

Les mamans

Fait à noter : les mères du Projet Verglas ont des revenus plus élevés et sont plus éduquées que la moyenne, parce que ces femmes sont plus enclines à participer à une étude universitaire, précise Mme King. Leurs enfants sont « la crème de la crème » de la Montérégie. Dès le départ, ils avaient donc moins de facteurs de risque. Ils ont un Q.I. supérieur à la moyenne et peu de problèmes de comportement. Mais plus les mères ont été privées d’électricité pendant la crise du verglas, plus les enfants sont affectés. « On ne peut pas généraliser nos résultats parce que notre échantillon n’est pas représentatif. Mais ça ne fausse pas les associations entre les variables. Plus la mère était privée d’électricité, plus le Q.I. de l’enfant est bas, dit Mme King. Au lieu d’avoir des A à l’école, il a peut-être des B+. »

L’embonpoint

Un suivi des enfants à 6 mois, 2 ans, 4 ans, 5 ans, 8 ans, 11 ans, 13 ans, 15 ans et 18 ans montre des effets sur l’ADN, le tempérament, le développement moteur et physique, le Q.I., l’attention et le développement du langage. Les enfants du verglas sont aussi plus gros : leur indice de masse corporelle (IMC) est plus élevé que la moyenne. Il y a un lien entre l’IMC et le nombre de jours passés sans électricité, sans téléphone, et la fréquence des déménagements pendant la grossesse et l’allaitement. « Je pensais que l’effet des difficultés vécues par la mère pendant la grossesse se résorberait vers 5 ou 6 ans. Mais au contraire, il augmente avec l’âge », souligne la spécialiste, affiliée au Centre de recherche de l’hôpital Douglas.

Les effets

Les résultats de l’étude ont aussi montré que plus la mère a été plongée dans le noir pendant la crise, plus l’enfant a des traits autistiques : difficultés à se faire des amis, maladresse, intérêts très spécifiques, etc. Les effets du stress de la mère sont particulièrement marqués chez celles qui étaient dans le premier trimestre de leur grossesse lors de la tempête. Surprise : les enfants qui ont les symptômes les plus graves sont ceux dont les mères ont vécu beaucoup de problèmes liés au verglas, mais qui avaient un faible niveau d’anxiété. Par ailleurs, la dépression, l’anxiété et l’agressivité des enfants, faibles dans l’enfance, ont augmenté à l’adolescence, en fonction du nombre de jours sans électricité in utero.

Le timing

Le stade de la grossesse a aussi eu un impact sur le développement de l’enfant. Si la femme était dans le premier ou le deuxième trimestre de sa grossesse, son enfant avait plus de risques de naître avant terme et d’avoir des traits autistiques. Si elle était sur le point d’accoucher, son enfant risquait d’avoir plus de problèmes de développement moteur, particulièrement si c’était une fille. C’est une question de timing, assure Mme King. « Ce qui m’inquiète, c’est que les enfants du verglas avaient peu de problèmes quand ils étaient jeunes, mais que ces problèmes augmentent avec l’âge et dépassent la moyenne de la population. »

Le Club Med

Mme King conclut que si on peut éviter le stress prénatal, il faut le faire. On ne doit pas déménager pendant la grossesse, par exemple. Ni se séparer de son conjoint avant l’accouchement ou la fin de l’allaitement. Mais si on vit une situation de stress qu’on ne peut pas éviter, comme la mort d’un proche, un accident, une catastrophe naturelle ou la perte d’un emploi, il faut chercher le soutien de ses proches et « envoyer la future mère se reposer au Club Med ! », avance la chercheuse. Des études ont aussi montré qu’après la naissance du bébé, de bonnes relations parentales pouvaient protéger l’enfant du stress prénatal. Tout comme une bonne alimentation pouvait protéger de l’embonpoint.

Faits saillants de la recherche

> 25 % des mères qui ont participé au Projet Verglas attendaient un premier enfant.

> Les familles de l’étude ont été privées d’électricité pendant, en moyenne, 15 jours.

> Elles ont passé, en moyenne, quatre jours sans téléphone.

> 34 % d’entre elles n’ont jamais quitté leur domicile.

> 51 % ont dû déménager une fois et 15 %, de trois à cinq fois.

LE FIL DES ÉVÉNEMENTS

4 JANVIER

Durant la nuit du 4 au 5 janvier, de 10 à 25 mm de pluie verglaçante tombent sur la Montérégie, la région de Montréal, les Laurentides, l’Outaouais et l’Est ontarien.

6 JANVIER

Les mêmes régions reçoivent 20 mm supplémentaires de pluie verglaçante. Près de 760 000 foyers québécois sont privés d’électricité. Les écoles sont fermées. Des pylônes électriques s’écroulent.

7 JANVIER

La pluie verglaçante continue à tomber. La zone qui s’étend entre Granby, Saint-Hyacinthe et Saint-Jean-sur-Richelieu est baptisée le « Triangle noir ». Hydro-Québec appelle en renfort ses retraités. Des routes et des autoroutes sont fermées à la circulation. On ouvre des refuges partout dans la province.

8 JANVIER

La pluie tombe toujours. Plus de un million de foyers sont privés d’électricité. Les organismes d’entraide sont submergés. Des supermarchés doivent se départir de leurs denrées périssables.

9 JANVIER

C’est le jour le plus critique, appelé le « Vendredi noir ». Un million et demi de foyers sont privés de courant. L’électricité est coupée dans une partie du centre-ville, et le métro est arrêté pour permettre l’alimentation des usines d’eau potable. Après 10 mm de pluie supplémentaires, les précipitations cessent enfin.

10 JANVIER

Trois millions de litres de lait sont détruits dans 15 usines de transformation de Montréal. Le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine devient le seul lien routier entre Montréal et la Rive-Sud après la fermeture des ponts.

11 JANVIER

Le Conseil des ministres tient une réunion extraordinaire. On y adopte des décrets pour débloquer des fonds d’aide aux sinistrés. Près de un million de foyers sont toujours privés d’électricité.

12 JANVIER

Le centre-ville de Montréal est déserté. Les écoles, les immeubles de bureaux et les commerces suspendent leurs activités.

13 JANVIER

Près de 400 000 bons de 70 $ chacun, pour un total de 28 millions de dollars, sont distribués aux sinistrés des municipalités les plus touchées. Plus de 500 000 abonnés sont toujours privés d’électricité.

14 JANVIER

Près de 400 000 foyers sont toujours privés d’électricité. La Sûreté du Québec, l’armée, la Gendarmerie royale du Canada et de nombreux bénévoles s’activent auprès des sinistrés. Les pertes financières dépassent le milliard de dollars.

21 JANVIER

Le nombre de clients sans électricité passe à moins de 200 000. Les militaires commencent à se retirer.

8 ET 9 FÉVRIER

Les derniers sinistrés, à Saint-Polycarpe et à Sainte-Sabine, sont rebranchés.

Des poupons devenus bien grands

Vingt ans plus tard, les bébés du verglas sont maintenant de jeunes adultes. En voici quatre parmi la soixantaine qui sont toujours suivis par l'équipe de Suzanne King.

Alexia Peloso

Une petite chaufferette

« Ma mère m’a dit que j’étais sa petite chaufferette personnelle durant le verglas ! »

Étudiante en première année en psychologie à l’Université McGill, Alexia Peloso soufflera ses 20 bougies le 8 février.

« Y avait-il de l’électricité le jour de ta naissance ?

 – Oui. Ma mère m’a raconté que ma tante, mon oncle et mes cousins étaient chez nous parce qu’ils n’avaient pas d’électricité, à leur maison de Dollard-des-Ormeaux.

 – Sont-ils restés longtemps ?

 – Non, parce que le surlendemain, on a perdu l’électricité ! »

Alexia ne se souvient pas des détails, bien sûr, mais son destin est lié à cette catastrophe naturelle, la pire à être survenue au Canada. « Pendant le verglas, ma mère touchait son ventre et disait : “reste à l’intérieur” », relate-t-elle.

Selon une étude menée par l’Institut universitaire en santé mentale Douglas et l’Université McGill auprès de 180 mères, le verglas est inscrit dans l’ADN des enfants qui sont nés en 1998, dans les jours, les semaines ou les mois qui ont suivi la tempête de pluie verglaçante.

« C’est drôle que je sois née dans toute cette folie, dit-elle. Quand j’avais 10 jours, j’ai été très malade. Je faisais 104 de fièvre et j’ai passé quatre jours à l’hôpital. On m’a fait passer plein de tests, mais on n’a jamais su ce que j’avais. »

Alexia ne sait pas si elle doit faire un lien entre ce stress vécu dans les semaines qui ont précédé sa naissance et son désir d’étudier en psychologie, mais une chose est certaine : elle se dit anxieuse. « Les troubles mentaux me fascinent, souligne-t-elle. Je ne sais pas si je vais être psychologue plus tard, mais j’aime vraiment mes cours. »

Vincent Nantel

L’anxieux de la famille

Deuxième de quatre garçons, Vincent Nantel est né le 30 janvier 1998 à l’hôpital Saint-Luc de Montréal.

« Ma mère ne voulait pas que je sorte de son ventre, raconte-t-il. Je suis finalement sorti le 30 janvier !

 – Avez-vous manqué d’électricité à la maison ?

 – Oui, je crois, mais on n’était pas les pires. »

Vincent Nantel n’a pas beaucoup entendu parler des circonstances de sa naissance. Ce qui lui fait dire que ça ne devait pas être si catastrophique. « On n’était pas dans la misère », résume-t-il.

Sa mère, Hélène Dubé, que nous avons eue au bout du fil, nuance : « C’est vrai qu’on a été chanceux, mais j’étais quand même stressée. J’avais déjà un enfant. La garderie était fermée. Il faisait tout noir dehors et j’avais ma grosse bedaine. »

Cela dit, Mme Dubé était moins stressée que le 11 septembre 2001. 

« Je venais d’apprendre que j’étais enceinte de mon quatrième, dit-elle. Je me demandais dans quel monde j’allais mettre cet enfant. Je lisais tous les journaux. C’était très intense.

 – Est-ce que Vincent est anxieux ?

 – C’est mon anxieux de la famille, répond-elle. Mais je suis un petit peu de même aussi. »

Sportif, Vincent joue au soccer, au niveau compétitif, et fait un baccalauréat en mathématiques à l’Université de Montréal. Il aime les maths depuis qu’il est tout petit. Plus tard, il pense aller en statistiques, mais il pourrait encore changer d’idée.

« J’aime vraiment ça, même si c’est très exigeant. Je ne sais pas ce que je vais faire, mais je pense rester dans ce programme. »

Maude Gosselin

Un rayon de soleil

Maude Gosselin aura 20 ans le 26 janvier. Le verglas ? Que de bons souvenirs. Ou presque.

« On était dans une petite bulle assez douce », dit sa mère, Line Gosselin.

Son conjoint, le père de Maude, s’est retrouvé en congé forcé. L’école où il enseignait a momentanément fermé ses portes le 6 janvier 1998, à cause du verglas. Il a eu droit à deux semaines de vacances imprévues, au retour du congé des Fêtes.

« Ça nous a permis d’organiser la chambre de Maude », raconte Mme Gosselin.

Des pannes d’électricité ? « À peine une journée sans courant, précise-t-elle. On a été très chanceux. D’autres rues du Plateau Mont-Royal [où elle habite avec ses deux enfants] ont été privées d’électricité pendant des semaines. Des voisins sont venus manger chez nous. »

Maude n’est ni stressée, ni angoissée, ni anxieuse, contrairement à d’autres enfants nés dans les semaines ou les mois qui ont suivi la crise du verglas, selon une étude de l’Université McGill. Au contraire, elle est d’un naturel joyeux. « C’est un rayon de soleil », assure sa mère.

Après avoir fait un DEC en théâtre, elle prend une année sabbatique avant d’entreprendre un baccalauréat en septembre prochain. Au programme : travail et voyages. Elle revient de l’Ouest canadien, où elle a fait de la randonnée avec une amie, et elle prévoit effectuer cet hiver son premier voyage en Asie. Probablement en Asie du Sud-Est.

Antoine Plante

Le gars de Québec

Antoine Plante a eu la chance de naître à L’Ancienne-Lorette, près de Québec, une région moins touchée par la pluie verglaçante que d’autres.

Ses parents, dit-il, étaient bien organisés. « On avait des chandelles, un foyer au bois et on gardait la nourriture dehors, au froid. »

Au plus fort de la crise, sa famille a manqué d’électricité au maximum 14 heures d’affilée. La plupart du temps, Hydro coupait le courant pendant quatre heures et le rétablissait par la suite, de sorte que le congélateur n’avait pas le temps de dégeler ni l’eau de geler dans les tuyaux.

Fils unique, Antoine est né le 19 janvier 1998, plus d’une semaine après la fin des précipitations.

Aujourd’hui, il habite seul à Montréal. Il vit en appartement, pas loin de Polytechnique, où il étudie en génie logiciel. Pourquoi le génie logiciel ? « Depuis que je suis tout petit, j’aime construire des choses, répond-il. Je jouais aux Lego, enfant, et j’aime beaucoup les jeux vidéo. Poly, c’est le fun. C’est sûr que c’est difficile, mais c’est l’fun. »

Il pense faire carrière dans ce domaine. Un domaine d’avenir, selon lui. « Il y a beaucoup de potentiel. Et les métiers sont en demande. » Il pense aussi faire une maîtrise en administration pour pouvoir gérer un jour une entreprise informatique. « Je vais commencer comme programmeur, apprendre le métier. Après, on verra. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.