Opinion

Les dérives inquiétantes du projet de loi 61

Le projet de loi 61 (PL 61) accorde au gouvernement le pouvoir de modifier ou de suspendre, par simple règlement, les règles obligatoires prévues à la Loi sur les contrats des organismes publics (LCOP), ainsi que les conditions applicables à tout contrat d’un organisme municipal. Cela signifie que toutes les conditions ou une partie des conditions imposées par la LCOP et les autres lois applicables en matière municipale, concernant notamment les processus d’appels d’offres, les exigences d’intégrité des contractants, l’autorisation à contracter et l’inadmissibilité aux contrats publics, seraient susceptibles d’être suspendues ou modifiées à l’égard des projets visés par le PL 61.

C’est donc l’ensemble de la normativité qui encadre l’attribution et la gestion des contrats publics qui pourrait être mise de côté par une intervention gouvernementale non soumise au contrôle parlementaire. Cela pose des risques extrêmement sérieux à l’intégrité des marchés publics et ouvre la porte aux malversations de toutes sortes.

Tant les travaux de la commission Charbonneau que ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) insistent sur la nécessité d’être très attentifs à l’ensemble des facteurs susceptibles de vulnérabiliser les marchés publics. Il en va du respect des principes de saine concurrence et d’équité entre les entreprises, mais aussi de la confiance des citoyens envers leurs élus et leurs administrations publiques. Et comme le rappelle l’OCDE dans un document récent, « 10 à 30 % des investissements consacrés aux projets de construction à financement public pourraient être perdus à cause d’irrégularités de gestion et d’actes de corruption »(1). Ce sont des chiffres analogues – et même supérieurs dans certains secteurs – qui ont été documentés à la suite des travaux de la CEIC.

Pourtant, le PL 61 crée des conditions extrêmement favorables à l’émergence de corruption, de collusion et autres malversations apparentées. Le projet de loi a pour effet d’augmenter la quantité de projets à réaliser, de conférer un caractère d’urgence à ces projets, de réduire voire d’éliminer le cadre normatif de l'attribution des contrats, de multiplier les occasions d’interférences politiques et de conférer un pouvoir discrétionnaire considérable à l’exécutif.

Par ces effets, il va à l’encontre de toutes les bonnes pratiques de saine gestion des marchés publics en augmentant significativement les facteurs propices aux comportements nuisibles à l’intégrité des marchés publics.

Les interférences du politique sur l’administratif n’ont pas besoin d’être mal intentionnées pour conduire à des occasions de malversation dont pourraient s’emparer d’autres parties prenantes malveillantes. Il suffit, par exemple, de baisser la garde lors de l’estimation des coûts – en exigeant des fonctionnaires attitrés à ces tâches qu’ils procèdent avec une plus grande diligence – pour perdre le contrôle sur la valeur réelle des travaux à accomplir. C’est sans compter sur les interférences visant à favoriser certaines entreprises (phénomènes largement documentés de copinage, favoritisme et captation de la décision publique(2)) : dans l’état actuel du PL 61, rien ne protège contre de telles possibilités. Au contraire, il crée des conditions favorables à ces interférences.

Plusieurs types de facteurs de risques favorisent les pratiques de transgression. Une vaste étude de la littérature scientifique identifie notamment ceux-ci : un environnement normatif déficient ; une absence ou un manque d’effectivité des outils de surveillance et de contrôle; un manque de suivi des sanctions civiles et pénales ; une centralisation accrue du pouvoir ; un important pouvoir discrétionnaire des agents publics ; une culture du favoritisme au sein des élites ; des liens de proximité entre les acteurs politiques, administratifs et économiques(3).

Le PL 61 ouvre la porte à chacun d’eux.

Le PL 61 va donc complètement à l’encontre des meilleures pratiques déterminées par l’OCDE en matière d’intégrité des marchés publics, ainsi qu’à l’encontre des recommandations de la commission Charbonneau. Le rapport de la CEIC recommande de dépolitiser le processus d'attribution des contrats publics, d’uniformiser les lois et les règlements des donneurs d’ouvrage et de dépolitiser l’approbation des projets du ministère des Transports du Québec. Or, le PL 61 fait exactement l’inverse.

Le pouvoir exorbitant attribué au gouvernement par le PL 61 en matière de modification ou de suspension des règles prévues par les lois est non seulement contraire au principe de la suprématie parlementaire, mais également à celui de la primauté du droit. Le principe de suprématie parlementaire signifie que l’assemblée législative formée de membres élus, en l’occurrence l’Assemblée nationale, puisse contrôler l’action gouvernementale et s’assurer que celle-ci s’exerce en conformité avec les lois en vigueur. En permettant au gouvernement d’agir malgré la Loi sur les contrats des organismes publics, le PL 61 porte atteinte de manière directe à ce principe fondateur de notre démocratie parlementaire. De plus, en permettant au gouvernement de faire exception aux règles législatives en vigueur pour certains projets particuliers, le PL 61 enfreint le principe de la primauté du droit qui suppose l’égalité de tous devant la loi.

N’avons-nous rien appris de la commission Charbonneau ? Nous savons que le secteur des contrats publics de construction est extrêmement vulnérable à la corruption, à la collusion et à l’infiltration du crime organisé. Le PL 61 aura pour effet d’accroître cette vulnérabilité en en augmentant de manière significative les facteurs de risques. Nous savons que la corruption et la collusion entraînent des hausses de coûts de 20 à 35 %. Le Québec a-t-il les moyens de perdre des centaines de millions de dollars à un moment où toutes les ressources sont nécessaires pour relancer l’économie ?

1- OCDE, Recommandation du Conseil sur l’intégrité publique, 2017

2- OCDE, Preventing Policy Capture, 2017

3- Jacob et al., La gouvernance et l’intégrité des grands projets d’infrastructure, 2019

* Les membres du comité sont, en ordre alphabétique : Luc Bégin, professeur à l’Université Laval, Pierre-Olivier Brodeur, ancien recherchiste à la CEIC, Denis Saint-Martin, professeur à l’Université de Montréal, Martine Valois, Ad. E., professeure à l’Université de Montréal

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