le jour et la nuit

On ne touche pas

Ketty Rouf

Albin Michel

220 pages

Trois étoiles et demie

Publier un premier roman à l’âge de 50 ans, ce n’est pas rien. Et c’est encore plus exceptionnel quand il remporte un prix, en l’occurrence le Prix du premier roman. C’est le cas de Ketty Rouf qui a travaillé en philosophie, a croisé le chemin de Paul Ricœur, et a ensuite bifurqué vers la danse. Aujourd’hui professeure d’italien (elle est originaire de Trieste), elle vient de publier On ne touche pas, l’histoire non conventionnelle de Joséphine, prof de philo le jour et strip-teaseuse la nuit.

Dès les premières pages, on comprend que l’enseignement n’est pas une passion, plutôt une épreuve pour la narratrice qui se traîne littéralement jusqu’au lycée où elle enseigne, à Drancy, en banlieue parisienne.

Joséphine émerge à peine d’une dépression, écrasée sous le poids de la tâche. Les conditions de travail sont atroces, les profs disposent de peu de moyens et les élèves sont difficiles à motiver.

Le portrait que brosse l’auteure du milieu de l’éducation est tout à fait déprimant. Clientélisme, nivellement par le bas, bureaucratie à outrance, violence, désabusement… Comment arriver à allumer une étincelle dans les yeux des jeunes en parlant de Platon et de Kant ? La bataille – car c’est ainsi que l’auteure décrit l’acte d’enseigner, comme une lutte – est perdue d’avance.

Pour fuir la grisaille de la vie de fonctionnaire, la jeune femme réalise un fantasme : le strip-tease. La nuit, elle se rend donc dans un club des Champs-Élysées et prend les traits et l’allure de Rose Lee, l’incarnation d’une femme bien dans sa peau, séductrice, qui joue avec le désir des hommes.

Alors que dans sa vie d’enseignante, Joséphine n’a le contrôle sur rien, dans sa vie de danseuse, Rose Lee contrôle tout. À commencer par son corps qu’elle apprend à aimer après des années de haine de soi, d’intimidation et de blessures profondes.

Il y a donc une revanche sur la vie dans cette décision de devenir strip-teaseuse.

Ce livre parle aussi de la dualité des femmes qui peinent parfois à faire cohabiter leur vie intellectuelle et leur vie sensuelle.

Enfin, On ne touche pas est aussi un livre sur la sororité que l’auteure décrit entre autres dans les scènes de vestiaire et de coulisses du club, un peu comme le faisait Lola Lafon dans Chavirer. Dans les deux cas, les filles se tiennent entre elles.

Malgré ces thèmes riches et porteurs, on a eu de la difficulté à embarquer dans la proposition de Ketty Rouf, d’autant plus que son personnage de Joséphine n’est pas particulièrement sympathique ou attachant. Certains personnages un peu clichés nous ont également dérangée. Nous avons persévéré, car les réflexions de la narratrice étaient souvent intéressantes et déstabilisantes. À noter qu’on verra éventuellement l’histoire de Joséphine au grand écran puisque les droits du roman ont été vendus.

cruauté, nom féminin

Cruelles

Sous la direction de Fanie Demeule et Krystel Bertrand

Tête Première

192 pages

3 étoiles et demi

Que ce soit à la télé ou dans les livres, remarque Fanie Demeule, qui a codirigé ce recueil de nouvelles avec Krystel Bertrand, la cruauté des hommes paraît toujours aller de soi alors que celle des femmes est plus souvent qu’à son tour « excusée » ou « justifiée ».

« L’occultation des représentations de la cruauté des femmes n’aurait-elle pas des effets délétères sur les femmes réelles ? », se questionne-t-elle dans la préface, ajoutant : « Réhabiliter la cruauté des femmes à travers les récits, c’est témoigner de leur humanité. C’est leur redonner leurs sentiments, leurs vécus, leurs identités », énonçant ainsi la prémisse de ce projet qui sort des sentiers battus, et auquel ont participé dix auteurs, dont Patrick Senécal, Marie-Jeanne Bédard et Marie-Pier Lafontaine. Cette dernière, qui a été révélée l’an dernier avec l’autofiction coup-de-poing Chienne ouvre d’ailleurs le recueil en force avec une sanglante partie de cache-cache entre deux sœurs et leur mère, avec pour proie « Papa Ogre », sans doute la proposition qui plonge en profondeur dans les eaux rouges troubles de la cruauté.

Est-ce que toutes les femmes présentées dans Cruelles sont froidement et gratuitement cruelles ? Pas nécessairement, mais l’ombre de la violence, de l’envie, du mépris, de la folie meurtrière, de la vengeance rageuse ou calculée plane sur chacune des nouvelles, alors que chaque auteur se voit offrir un espace de liberté pour exprimer les multiples déclinaisons de la cruauté à sa manière et dans l’univers qui lui est propre. Dans « Amère » (Lysandre Saint-Jean), la narratrice, infertile, crache sa haine de la maternité et de tout ce qui l’entoure ; dans « Dawessou » (Anya Nousri), la mère devient cette figure détestée, qu’on doit annihiler coûte que coûte, pour échapper une fois pour toutes à une malédiction familiale implacable. « La nuit des mimosas » (Bérard) offre un troublant jeu de miroir où la ligne entre le présent et le passé s’estompe dans une danse macabre. Patrick Senécal clôt la ronde avec sa plume acérée qui manie l’humour noir comme pas un avec « Dans le sang », compétition à la vie à la mort entre une sœur et un frère pour obtenir le poste convoité d’« exécuteur » dans la mafia dirigée par leur oncle. Car une fille peut bien faire tout (et même plus) aussi bien qu’un garçon… Non ?

— Iris Gagnon-Paradis, La Presse

rêver mieux

La tannerie

Celia Levi

Tristram

384 pages

Trois étoiles et demi

Pour son quatrième roman, Celia Levi nous propose une histoire on ne peut plus actuelle : celle de Jeanne, jeune femme native de la Bretagne qui « monte » sur Paris pour faire sa place dans le merveilleux monde de la culture.

Elle voulait travailler dans une librairie, elle se retrouve préposée à l’accueil dans un centre culturel multidisciplinaire installé dans une usine désaffectée. La voilà en contact avec le monde de la culture, sa faune. Jeanne – qui est un peu naïve – découvre que dans ce milieu, comme dans bien d’autres en France, il y a des castes et des codes. Et qu’il faut du temps – et de la volonté – pour se tailler une place.

C’est donc un roman d’apprentissage que nous propose l’auteure qui s’est inspirée de L’éducation sentimentale, de Flaubert, pour imaginer les périples de son héroïne. Avec comme toile de fond les crises qui marquent notre époque – crise des migrants, salaire minimum, manifs sur la place de la République, etc. –, Celia Levi décrit la vie d’une certaine frange de la génération des millénariaux français. Ça se passe à Paris, mais à quelques détails près, bien des vingtenaires et des trentenaires québécois pourraient se reconnaître dans ce portrait de société marqué par l’angoisse et la solitude.

On saura le 6 novembre prochain si l’auteure – qui aime bien souligner les dérapages de notre société capitaliste dans ses romans – remporte le prix Médicis pour lequel elle est en nomination.

— Nathalie Collard, La Presse

dans l’antichambre d’une émancipation attendue

La formation d’une élite

Robert Gagnon et Denis Goulet

Boréal

544 pages

Trois étoiles et demie

Circonscrit à un sujet très ciblé de l’histoire, ce livre est néanmoins traversé d’une passion contagieuse. Bref, c’est accessible ! On apprend. Beaucoup !

Par exemple, que l’élite québécoise, scientifique, culturelle, politique, économique, n’est pas née avec la Révolution tranquille. Cette émergence remonte à 40 ans en amont avec des programmes de bourses d’études dont des centaines de futurs médecins, économistes, historiens, artistes et autres ont profité. Avec les encouragements des gouvernements fédéraux et provinciaux qui ont tous compris (oui, même Duplessis) l’importance cruciale de la formation universitaire.

Après une entrée en matière trop farcie de chiffres, les chapitres suivants nous convient à suivre les boursiers en Europe comme aux États-Unis. Chacun a sa singulière biographie en quelques paragraphes. On bute sur plusieurs noms connus : Pierre Dupuy, Alfred Pellan, Hélène Loiselle. Mais ce sont souvent les moins connus qui apportent le zeste du récit. Comme ce Gérard Caron, virtuose de l’orgue, qui a joué au mariage d’Édith Piaf ! Vrai : ils ne sont pas nés avec la Révolution tranquille. Mais ils ont été dans l’antichambre, et un des vecteurs de l’émancipation fulgurante des années 1960.

— André Duchesne, La Presse

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