La grande bascule des milieux de travail

Les forces qui affectent les entreprises sont titanesques tant à l’externe qu’à l’interne. L’entreprise est un sous-système de la société globale. Elle est influencée par son environnement immédiat ou lointain. S’ajoute une montée du droit statutaire qui, prenant en charge des besoins individuels, augmente la contrainte existentielle des entreprises.

Par l’externe, l’entreprise se retrouve confrontée à des enjeux colossaux : bris des chaînes d’approvisionnement, représailles économiques issues de tensions internationales, hausse des prix qu’elle doit refiler à ses clients. Depuis la fin de la guerre 1939-1945, le monde n’a jamais été autant préoccupant.

À l’interne, les défis sont aussi gigantesques. L’entreprise est touchée par un affaissement majeur de son potentiel de recrutement. En effet, les travailleurs âgés quittent leur emploi sans qu’elle puisse compter sur les jeunes pour les remplacer. En clair, les jeunes n’y sont plus. Le taux de natalité a fondu. De 30 par 1000 habitants en 1960, il se retrouve actuellement au seuil historique de 10 par 1000 habitants. Un fait glacial saute aux yeux : les boomers n’ont pas reproduit les tailles familiales qui les ont fait naître.

Mais les difficultés de l’entreprise ne s’arrêtent pas là.

Les politiques publiques exacerbent à leur tour la pénurie de main-d’œuvre en augmentant l’absentéisme légal sous prétexte d’une meilleure prise en charge des besoins familiaux.

Cela se traduit spécialement par une hausse du temps de vacances et des congés sociaux prévus dans la Loi sur les normes de travail. Certes, les vacances légales des Québécois, à la hauteur de trois semaines après trois années de service, figurent parmi les plus faibles dans les pays occidentaux. Et lorsque les deux conjoints sont simultanément sur le marché du travail, nul choix de les soutenir notamment par une élévation des congés sociaux. Les normes minimales en prévoient 10 par année, dont deux rémunérés. En clair, viser le bien-être des familles ne permet pas à tout coup de satisfaire celui des entreprises.

Demandes salariales

Et comme si tout ce qui précède n’était pas assez, s’ajoute une situation inflationniste hors du commun. À cet égard au Québec, un front commun syndical fourbit ses armes pour les négociations du secteur public du printemps 2023. En réaction à un taux d’inflation fluctuant entre 6 % et 8 %, le syndicalisme exigera des niveaux de valorisation salariale comparables. Ainsi, à l’instar des retraites du secteur public qui sont indexées, le syndicalisme voudra remettre l’indexation des salaires au menu des négociations collectives.

En fait, l’indexation des salaires existait dans la fonction publique comme elle existe dans certaines entreprises privées. Elle fut éliminée au motif d’assainissement des finances publiques du Québec au cours des années 1980.

S’ajoute l’enjeu de l’équité des salaires dans la fonction publique mise à mal par un gouvernement qui a voulu régler, dans la tourmente de la pandémie, des situations exceptionnelles sans vision d’ensemble.

Par exemple, la valorisation salariale, octroyée récemment aux infirmières, servira vraisemblablement d’argumentaire chez d’autres catégories professionnelles.

Mais tout ce qui précède, qu’il s’agisse du secteur privé ou public, dont les enjeux sont distincts, accentue à plusieurs égards la longueur des sentiers que les entreprises doivent défricher. Cela étant, par rapport à l’Europe occidentale, en panne d’énergie, ou aux États-Unis, au bord de la guerre civile faute de charte sociale, le Canada s’en tire bien. Il peut compter sur des richesses naturelles en abondance et un système efficace de redistribution de la richesse.

Conventions collectives

Mais le Canada n’est pas à l’abri de l’extrémisme, politique ou autre, qu’un choc des valeurs, issu du flux migratoire ou d’ailleurs, peut amplifier, en rendant, par exemple, l’immobilier financièrement inaccessible. En clair, c'est bien beau accueillir, mais l’économie doit pouvoir en assumer les conséquences. Aux États-Unis, une nouvelle tendance se dessine. De plus en plus de salariés sont à la rue, car leur salaire ne parvient pas à les loger. Dans tout cela, le défi du Québec est de faire grandir son secteur industriel de seconde transformation en recourant notamment à la robotisation, ce qui va exiger une réforme du contenu de plusieurs conventions collectives. Mais le potentiel de croissance existe. Il suffit de savoir l’optimiser.

Le Québec, avec 39 % de présence syndicale, est l’État le plus syndicalisé en Amérique du Nord. Par conséquent, la concertation des acteurs sociaux est un passage obligé pour sortir de la crise actuelle et construire un meilleur avenir. Choisir entre les volontés citoyennes avec l’écologie en toile de fond et la croissance économique n’ira pas de soi. Amalgamer les exigences syndicales avec celles du patronat pourra s’avérer difficile.

La conciliation de valeurs, a priori contradictoires, pourra propulser le modèle québécois vers des lendemains chantants. Mais l’avenir ne saurait être comme d’habitude une reproduction du passé. La grande bascule actuelle des milieux de travail l’interdit.

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