Éditorial : Violence contre les femmes

L’autre épidémie

Ces jours-ci, rien de plus facile que de suivre minute par minute la propagation du coronavirus. L’Organisation mondiale de la santé, l’Université américaine Johns Hopkins et la prestigieuse revue médicale The Lancet ont développé des outils qui permettent de voir en temps réel dans quels pays se trouvent les quelque 110 000 personnes infectées tout en répertoriant les morts liées au COVID-19.

C’est à la fois simple et efficace. Pour comprendre l’épidémie, mais aussi pour planifier la riposte.

Il est temps de s’en inspirer pour faire le portrait d’un autre problème de santé publique de portée mondiale reconnu lui aussi par l’Organisation mondiale de la santé, mais qui tue beaucoup plus que le coronavirus : la violence contre les femmes.

Loin de nous l’idée de banaliser la flambée actuelle du COVID-19, mais si on regarde de plus près, alors que le nouveau virus a fauché la vie de 3900 personnes dans 104 pays en 3 mois et 1 semaine, 15 000 femmes ont été tuées par leur partenaire de vie ou par des membres de leur famille au cours de la même période.

À la fin de l’année, selon une étude des Nations unies publiée en 2019, elles seront environ 50 000 à connaître ce sort. Et si on étend cette statistique à toutes les femmes qui seront tuées à cause de leur sexe, on atteint 87 000.

Imaginez si on répertoriait tous ces meurtres en temps réel ! Et si on les mettait à la une des journaux. Ce serait alors bien difficile de fermer les yeux sur ce phénomène qui, malheureusement, est en pleine croissance.

D’autant plus que la violence contre les femmes a une plus grande portée que le coronavirus et touche tous les pays du monde. Tous. C’est en Asie que le plus grand nombre de femmes meurent aux mains de leurs proches. En 2018, 20 000 d’entre elles ont ainsi vu leur vie dérobée. Et c’est en Afrique que les femmes ont les plus grandes probabilités d’être assassinées par un mari, un amoureux ou un membre de la famille. Si, à travers le monde, 1,3 femme sur 100 000 est ainsi tuée chaque année, ce taux atteint 3,1 pour 100 000 sur le continent africain. Dans les Amériques, le taux est de 1,6, soit au-dessus de la moyenne mondiale.

Quels sont les pays les plus touchés ? Sur cette question, le rapport de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime (UNODC) se garde une petite gêne. Le document, qui met de l’avant des données régionales, donne quelques exemples de pays où la situation est plus problématique, comme l’Ouganda où 56,1 % des femmes sont victimes de violence au cours de leur vie et 4,4 sur 100 000 sont tuées annuellement, mais n’établit pas de bilan pays par pays comme on le fait pour le coronavirus.

Pourtant, c’est surtout sur le plan national qu’il faut agir pour changer la donne, pour mettre en place les lois nécessaires à la protection des femmes, faire de la prévention et préparer la police à intervenir en cas de violence conjugale ou familiale. Il est difficile d’élaborer des politiques cohérentes sans avoir un réel portrait de la situation.

Frustrée par le manque flagrant de statistiques aux États-Unis, une infirmière praticienne du Texas, Dawn Wilcox, a mis sur pied en 2016 une banque de données pour répertorier les féminicides. En 2018, elle en a dénombré plus de 1800. Elle s’attarde maintenant à 2019. Dans sa base de données, il y a des photos des victimes, des détails sur les cas.

Au Canada, une initiative semblable a vu le jour en 2017. L’an dernier, l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation a dénombré plus de 118 meurtres de femmes au Canada. Selon les statistiques compilées, c’est au Nunavut, au Yukon, en Alberta et au Manitoba que sont recensés les plus hauts taux de féminicide. Et le constat est sans appel : les femmes autochtones sont les principales victimes de ces crimes.

Pris en charge par la société civile, ces dénombrements en temps réel semblent se multiplier aux quatre coins du monde. On en trouve notamment en Turquie et au Kenya, pour ne nommer que ceux-là. Toutes ces initiatives essentielles pourraient être regroupées dans un seul outil de visualisation qui permettrait de comprendre toute l’ampleur du problème en un coup d’œil.

Depuis 2013, l’Organisation mondiale de la santé affirme que la violence contre les femmes est un « problème mondial de santé publique d’ampleur épidémique ». Tout comme le coronavirus. Et considérant le nombre de pays touchés, on peut carrément parler de pandémie. Il est plus que temps que nous en soyons mondialement conscients.

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