« Ce don, c’est une bombe puante »

La Presse a pu s’entretenir avec cinq personnes qui ont démissionné à la Fondation Trudeau à cause de questions « d’éthique » soulevées par un don émanant de la Chine.

Huit membres du conseil d’administration, quatre membres de la haute direction et six personnes agissant comme mentors ont démissionné en bloc mardi de la Fondation Trudeau à cause de questions majeures « d’éthique » soulevées par le « don chinois » fait à la fondation en 2016 et 2017.

La raison invoquée par la Fondation dans le communiqué officiel diffusé mardi, soit la « politisation » de ce don émanant de Chine, « c’est un ramassis de mensonges », a indiqué à La Presse l’un des membres démissionnaires du conseil d’administration, que nous appellerons A. B.

Au total, La Presse a pu s’entretenir avec cinq personnes qui ont quitté leurs fonctions à la Fondation Trudeau. Toutes ont réclamé l’anonymat, à cause du climat « difficile » qui régnait dans les dernières semaines au sein de l’organisme.

« J’ai vu des comportements d’intimidation et même de menace à la Fondation. Ce n’est pas un climat facile. Je ne me souviens pas d’avoir vu cela dans ma carrière », dit un autre membre du conseil d’administration qui a démissionné mardi, que nous appellerons C. D.

Le don chinois, jamais remboursé

La Fondation Trudeau se présente comme une organisation non partisane, et elle offre des programmes de bourses, de mentorat et de fellowship. Elle a été fondée en 2002, après le décès de Pierre Elliott Trudeau.

Au centre du conflit qui a déchiré le conseil d’administration, le fameux don qui émanait en théorie d’un richissime homme d’affaires chinois bien connu, Zhang Bin, proche du Parti communiste chinois.

C’est le pouvoir chinois qui aurait ordonné à l’entrepreneur de faire un don de 200 000 $ à la Fondation Trudeau, a révélé le Globe and Mail en février, se basant sur une source de sécurité nationale qui relatait des informations interceptées par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).

La Fondation s’était alors engagée à rembourser ce don. « À la lumière de ces allégations récentes, la Fondation a procédé au remboursement du montant intégral du don reçu directement au donateur », a déclaré la directrice générale de l’organisme, Pascale Fournier, le 1er mars dernier.

Sauf que ce remboursement n’a jamais pu se concrétiser. « Jusqu’à tout récemment, ma compréhension était que le don avait été remboursé. Mais aux dernières nouvelles, il ne l’a pas été », indique une autre membre démissionnaire du conseil d’administration, que nous appellerons E. F.

Un document interne de la Fondation, que La Presse a obtenu, montre que la crise a éclaté à la fin de mars. Le conseil d’administration a alors été alerté sur le fait que le nom qui se trouvait sur le chèque du fameux « don chinois » ne serait pas le nom du vrai donateur.

La Fondation ne pouvait donc pas rembourser la somme à ce « vrai donateur », puisque son nom ne figurait nulle part dans les livres de la Fondation. Un tel remboursement aurait en conséquence été « illégal », stipule le document.

Huit membres du conseil d’administration, qui n’y siégeaient pas à l’époque où le don a été fait à la Fondation, ont alors réclamé qu’une enquête indépendante soit réalisée. Ils ont également demandé aux membres du conseil d’administration qui siégeaient à la Fondation à l’époque de se récuser de toute discussion sur le sujet, puisqu’ils étaient « en conflit d’intérêts patent », souligne A. B. « La direction voulait vraiment que toute la lumière soit faite là-dessus », confirme un quatrième démissionnaire de la Fondation, que nous appellerons G. H.

« Quiconque était sur le comité des finances ou le comité de vérification à l’époque du don a un conflit d’intérêts parce qu’ils ont accepté ces chèques, poursuit A. B. Ils ne devraient pas, en conséquence, faire partie d’une enquête à ce sujet. Ils auraient dû se récuser. Et ils ont refusé. »

« Il y a des gens à la Fondation qui sont là depuis trop longtemps, et sont devenus beaucoup trop impliqués. Une enquête indépendante aurait déterminé qui était le donateur, s’il y avait des conditions rattachées à ces sommes, et les relations derrière tout ça. »

— A. B., un des membres démissionnaires du conseil d’administration de la Fondation Trudeau

« Ce don-là, c’est une bombe puante », résume G. H. « Ce qu’on a vécu, c’est une crise interne de gouvernance par rapport à la gestion de ce dossier, renchérit C. D. Nous avons perdu confiance dans la capacité de l’organisme de traiter ce dossier avec transparence, intégrité et imputabilité. »

Les membres « rebelles » du conseil d’administration ont même pensé à demander au Bureau du vérificateur général de se pencher sur toute cette question. Au Bureau du VG, le porte-parole Vincent Frigon dit n’avoir pas reçu de demande d’audit en provenance de la Fondation.

Nous avons communiqué avec les trois membres de la Fondation qui sont toujours en poste, afin de recueillir leurs commentaires. L’un d’entre eux a décliné notre offre d’entrevue, les deux autres n’ont pas répondu à nos demandes. La directrice générale de la fondation, Pascale Fournier, qui a aussi démissionné mardi, a également décliné notre demande d’entrevue.

Morris Rosenberg, qui occupait le poste de président de la Fondation à l’époque des dons, nous a dit n’avoir « aucune information » sur les démissions. La Fondation n’aurait jamais reçu la somme de 200 000 $ dans son intégralité, affirme M. Rosenberg. Le don devait se faire en deux versements.

Labeaume « très mal à l’aise »

L’ancien maire de Québec Régis Labeaume fait partie des six mentors de la fondation qui ont eux aussi choisi de démissionner mardi. « J’étais mal à l’aise. Très mal à l’aise. Si huit membres du conseil d’administration démissionnent, si la directrice générale, pour laquelle j’ai énormément d’admiration, démissionne, c’est qu’il doit se passer quelque chose », dit M. Labeaume. Christiane Germain, PDG du groupe Germain, et Mélanie Vincent, une entrepreneure qui était conseillère à la présidence en matière de relations avec les Autochtones, ont elles aussi choisi de quitter le navire.

Justin Trudeau était membre de la fondation portant le nom de son père, qui a été créée en 2002, mais il s’en est retiré après son élection comme chef du Parti libéral du Canada, en 2013. Son frère, Alexandre Trudeau, en est toujours membre.

Le chef conservateur, Pierre Poilievre, a estimé mardi que ces nombreuses démissions à la Fondation Trudeau justifient l’ouverture d’une enquête. « Nous devons enquêter sur la Fondation Trudeau financée par Pékin. Nous devons savoir qui est devenu riche, qui a été payé et à qui Justin Trudeau a offert privilège et pouvoir grâce au financement de la Fondation Trudeau. »

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