Tragédie de Deepwater Horizon

En quête de justice

Des milliers de personnes qui ont participé en 2010 aux opérations de nettoyage de la marée noire suscitée par l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon se plaignent aujourd’hui de graves problèmes de santé. Leurs efforts pour être indemnisés devant les tribunaux se heurtent cependant à une fin de non-recevoir du géant pétrolier BP. UN DOSSIER DE MARC THIBODEAU

« On nous disait que c’était parfaitement inoffensif »

L’explosion le 20 avril 2010 de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon utilisée par BP (anciennement British Petroleum) dans le golfe du Mexique a tué 11 personnes et entraîné le déversement, sur une période de trois mois, de centaines de millions de litres de pétrole brut.

Rodney Boblitt figure parmi les dizaines de milliers de personnes qui ont alors été mobilisées pour tenter de protéger les côtes des États limitrophes.

L’homme de 54 ans, qui travaillait pour l’agence de protection environnementale de la Floride, a d’abord été affecté à la collecte de débris.

Il a ensuite été chargé de patrouiller sur les plages de la région, sur plus d’une vingtaine de kilomètres, afin de signaler les souillures survenant quotidiennement avec l’arrivée du pétrole.

Ses vêtements, dit-il, étaient aspergés alors qu’il circulait à bord d’un petit véhicule tout-terrain.

« Le derrière de mon t-shirt était couvert de pétrole, comme quand on circule à vélo dans la pluie. »

— Rodney Boblitt, ancien employé de l’agence de protection environnementale de la Floride

Le Floridien se dit convaincu d’avoir été exposé, dans le même processus, à des agents dispersants que BP a utilisés abondamment pour tenter de fragmenter la nappe de pétrole et accélérer sa dégradation.

« On nous disait que c’était parfaitement inoffensif, que c’était un produit complètement inerte », se remémore en entrevue M. Boblitt, qui avait reçu la consigne de ne pas porter l’équipement de protection dont il disposait.

« Les autorités locales ne voulaient pas qu’on fasse peur aux touristes » alors que les gens annulaient leurs vacances en grand nombre, relate-t-il.

M. Boblitt dit avoir développé rapidement des troubles respiratoires et des irritations cutanées qu’il a d’abord attribués aux longues journées de 16 heures.

Après six mois, il se retrouve cependant terrassé par la fatigue. Ses problèmes respiratoires persistent et s’accompagnent de pertes de mémoire et d’étourdissements qui finissent, au bout de deux ans, par l’obliger à quitter son poste à l’agence.

Ce n’est finalement qu’en 2015, après avoir vu un reportage sur les troubles de santé de personnes ayant travaillé à la même opération de nettoyage, qu’il réalise exactement ce qui lui arrive.

« Tout ce qu’ils racontaient correspondait à ce qui m’arrivait », relève M. Boblitt, qui dit avoir reçu un diagnostic d’encéphalopathie liée à une exposition aux substances toxiques.

Avec l’aide d’avocats, il cherche aujourd’hui à être indemnisé par BP pour ses problèmes de santé à long terme après avoir obtenu 1300 $ de l’entreprise dans le cadre d’un règlement collectif survenu en 2012 pour les problèmes à court terme.

« Pour moi, cette somme était de la monnaie de singe. Le médecin me l’a prise à mon rendez-vous suivant », dit M. Boblitt, qui doit bénéficier du soutien d’un employé pour composer avec ses pertes de mémoire.

Regina Brown, résidante du Mississippi, a aussi été employée en 2010 pour contrer la marée noire.

La femme de 58 ans dit avoir passé des semaines sur des bateaux qui s’efforçaient de contenir la propagation du pétrole avec des barrières flottantes.

À deux reprises, dit Regina Brown, des avions qui relâchaient un agent dispersant ont aspergé l’embarcation où elle se trouvait et ses occupants. « J’ai crié de toutes mes forces. On n’avait rien pour se protéger », dit-elle.

Les problèmes d’irritation et les troubles respiratoires qui sont apparus à l’époque ont persisté dans le temps, note Mme Brown, qui présente aujourd’hui de multiples lésions sur les jambes.

Une maladie inflammatoire que deux médecins imputent, selon elle, à une exposition à des produits toxiques rend sa vie impossible.

Mme Brown aussi tient BP pour responsable de ses difficultés et a saisi les tribunaux pour être indemnisée avec l’appui d’une firme d’avocats.

Tout comme M. Boblitt, ses efforts se sont heurtés jusqu’à maintenant à l’opposition du géant pétrolier, qui a eu gain de cause dans pratiquement toutes les causes de même nature.

Jerry Sprague, avocat de la Louisiane représentant plus de 600 personnes dans une situation similaire, note que les ex-travailleurs qui réclament des dommages pour des maux chroniques doivent poursuivre individuellement la société, ce qui leur complique la tâche.

BP, ajoute-t-il, a réussi à convaincre les tribunaux que les requérants doivent être capables, pour étayer leur demande, de démontrer le niveau d’exposition à des contaminants qu’ils ont subi à l’époque.

Faute d’avoir subi des tests, nombre de répondants sont incapables de faire cette démonstration, relève l’avocat, qui dit enregistrer échec après échec dans ce type de dossier. « Mon taux de réussite est zéro », dit M. Sprague avec dépit.

Selon le quotidien The Guardian, qui a récemment consacré un long dossier à la situation, des milliers de poursuites ont été rejetées de pareille façon. Une seule aurait été acceptée.

Tom Devine, directeur des affaires juridiques du Government Accountability Project, déplore que le géant pétrolier fasse preuve devant les tribunaux « d’une agressivité sans limites ».

Il dit avoir rencontré dans différentes enquêtes des dizaines d’anciens travailleurs rendus malades durablement par l’opération de nettoyage de 2010.

La perte de capacité respiratoire, les maux de tête récurrents, les troubles neurologiques figurent parmi les symptômes régulièrement rapportés, dit-il.

Tom Devine affirme que BP a traité les travailleurs et les communautés locales « comme des cobayes » en usant notamment de grandes quantités d’agents dispersants toxiques sans connaître les risques associés à cette approche.

Une étude menée par le National Institute of Environmental Health Sciences auprès de milliers de personnes ayant participé à l’opération de nettoyage de Deepwater Horizon indiquait en 2017 que celles qui avaient été exposées aux agents dispersants étaient plus susceptibles de développer des toux, des irritations aux yeux ou à la peau.

La même étude relevait que la majorité des travailleurs ayant déclaré de tels symptômes n’en souffrait plus après trois ans tout en soulignant l’existence d’un noyau de répondants qui continuaient d’éprouver de sérieux problèmes de santé plusieurs années plus tard.

BP a refusé de répondre aux questions de La Presse, arguant qu’il était impossible de commenter l’affaire puisque des procédures sont en cours devant les tribunaux.

L’entreprise a déjà versé près de 70 milliards de dollars depuis 2010 en indemnisations pour la catastrophe, ce qui inclut des pénalités massives imposées par le gouvernement fédéral et des indemnisations pour les États et les entreprises touchés.

La somme comprend une enveloppe de 65 millions de dollars versée à plus de 22 500 participants à l’opération de nettoyage dans le cadre du règlement collectif de 2012 portant sur les problèmes de santé à court terme.

M. Boblitt s’irrite que des sommes importantes aient servi à « toutes sortes de causes » alors que des personnes dans le besoin comme lui sont laissées en plan.

« Pourquoi BP a-t-elle accepté de verser des dizaines de milliards de dollars si l’entreprise n’est pas convaincue du caractère dommageable de ses actions ? », conclut-il.

Des dégâts colossaux

Plus de 1000 km du littoral contaminé.

230 000 km2 interdits à la pêche.

6800 oiseaux, tortues, reptiles et mammifères morts récupérés.

La catastrophe en trois dates

20 avril 2010

Explosion sur la plateforme Deepwater Horizon. Onze morts.

Jusqu’au 2 août 2010

4,9 millions de barils de brut sont répandus en mer.

19 septembre 2010

Le puits est définitivement scellé.

D’une marée noire à l’autre

Riki Ott pensait avoir trouvé son paradis au milieu des années 1980 lorsqu’elle a découvert l’Alaska.

Conquise par la beauté des paysages et l’accueil de la population, l’Américaine, fraîchement diplômée en toxicologie marine, décide de s’acheter un bateau et de se lancer dans la pêche commerciale avec un associé, malgré leur manque d’expérience.

L’intégration dans la petite communauté de Cordova, qui s’amuse de leurs erreurs d’apprentissage, se passe bien et les profits sont au rendez-vous après quelques années.

Sa vie prend cependant une tout autre tournure en 1989 lorsque l’Exxon Valdez frappe des récifs dans le détroit de Prince William, déversant des dizaines de millions de litres de pétrole brut qui menacent de tout ravager.

Un responsable local cogne à sa porte à 7 h du matin pour l’aviser que « le gros déversement » que les gens redoutaient vient d’arriver.

Les résidants, soucieux de protéger leur gagne-pain et leur environnement, se lancent dans le branle-bas de combat pour contrôler la marée noire.

Les préparatifs des autorités pour faire face à une telle catastrophe sont déficients et nombre d’ouvriers affectés au nettoyage se retrouvent dangereusement exposés au pétrole et aux agents dispersants utilisés, dit Mme Ott.

Plusieurs développent, souligne la toxicologue, des troubles respiratoires et des irritations cutanées qui continueront de les hanter pendant des années. Des troubles neurologiques sont aussi rapportés.

« Le gouvernement a laissé l’entreprise s’en tirer sans assumer pleinement ses responsabilités et la communauté a été profondément blessée. »

— Riki Ott, toxicologue

Lorsqu’elle apprend en avril 2010 qu’une plateforme pétrolière exploitée par BP a explosé dans le golfe du Mexique, libérant une marée noire qui menace les côtes de plusieurs États, elle part pour la Louisiane.

À son arrivée sur place, elle constate que la scène ressemble étrangement à celle qu’elle avait connue en Alaska.

BP, avec l’aval des autorités, use des mêmes stratégies pour endiguer la marée noire qu’Exxon et déverse, note Mme Ott, des quantités « massives » d’agents dispersants pour tenter de décomposer la nappe de pétrole et freiner sa progression.

« J’ai vu les mêmes techniques et le même manque de protection des ouvriers que j’avais observés 21 ans plus tôt. Personne n’avait rien fait pour s’assurer d’améliorer la situation. »

— Riki Ott, toxicologue

BP, de concert avec les autorités locales, s’efforce de se montrer rassurante relativement aux risques suscités par l’utilisation d’agents dispersants en relevant que ce type de produit n’est guère plus dangereux que du « savon à vaisselle », souligne la toxicologue.

Elle multiplie les interventions sur place pour sensibiliser les personnes affectées au nettoyage et la population quant à la nécessité de se protéger des produits arrivant sur les rives.

À l’instar d’autres scientifiques, Mme Ott presse par ailleurs BP de mettre en place un programme de biosurveillance pour contrôler à long terme le niveau d’exposition des travailleurs à des produits toxiques.

L’entreprise favorise plutôt des analyses de l’air et de l’eau qui ne reflètent pas, dit-elle, la gravité de la situation.

BP a refusé de répondre aux questions de La Presse à ce sujet en évoquant les procédures judiciaires intentées par d’ex-travailleurs.

Comme à l’époque de l’Exxon Valdez, nombre de personnes travaillant sur les bateaux ou sur les côtes pour débarrasser les lieux du pétrole développent une toux et des irritations cutanées.

Encore une fois, plusieurs voient leurs symptômes persister dans le temps et souvent s’aggraver, relève Mme Ott, qui milite aujourd’hui pour restreindre considérablement l’utilisation d’agents dispersants en cas de marée noire et améliorer les mesures de protection et de préparation des intervenants d’urgence.

Alert Project, l’organisation que Mme Ott a créée pour aider à sensibiliser populations et élus aux risques liés aux déversements pétroliers, a intenté une poursuite en 2020 pour forcer notamment l’Environmental Protection Agency (EPA) américaine à mettre à jour ses règlements au sujet des agents dispersants.

Un tribunal a ordonné à l’organisation de procéder avant la fin mai, souligne Mme Ott, qui insiste sur l’accumulation de données scientifiques montrant la toxicité de ces produits en combinaison avec du pétrole brut et les risques environnementaux qui en découlent.

L’American Petroleum Institute relève, sur un site internet, que ces produits demeurent « l’une des réponses les plus efficaces » à un déversement accidentel de pétrole « lorsqu’ils sont utilisés de manière appropriée ».

Mme Ott fait peu de cas des interventions de l’industrie pétrolière, qui insiste sur la possibilité de procéder avec des agents dispersants de manière sécuritaire, tant pour les animaux que pour les humains.

« Il faut agir maintenant pour restreindre leur utilisation », conclut-elle.

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