Opinion
 : 
Éducation supérieure

La maladie du gestionnaire

Depuis les années 80, la gouvernance néolibérale s’est imposée dans toutes les sphères de la société.

En conséquence, il n’y a plus rien de pareil, sauf en apparence. Même les universités sont devenues des entreprises qui servent à vendre des compétences et vers lesquelles les entreprises privées délocalisent leurs services de recherche dont l’État dorénavant assume les coûts de fonctionnement. Vu de l’extérieur, rien de tout cela ne se remarque.

Les professeurs ? Mais il n’y en a plus, ou presque plus ! Ceux qui restent encore, parce que protégés par des conventions collectives, seront bientôt remplacés par des chargés de cours flexibles et jetables. Quant aux personnes qui se font désormais appeler professeur, elles sont engagées parcimonieusement comme collecteurs de fonds de recherche auprès des institutions surtout privées dont elles proviennent ou auxquelles elles demeurent liées. En effet, la recherche universitaire procure des innovations de toutes sortes dont les grandes entreprises ont besoin dans leurs luttes sans merci pour avoir le dessus sur leurs concurrents et ainsi fournir le plus gros retour possible sur investissement pour des actionnaires anonymes qui ne soutiendront que les entreprises « gagnantes », c’est-à-dire les plus cruelles.

Pire encore, les gens qui s’entassent aujourd’hui dans les salles de cours ne sont plus, eux non plus, des étudiants, même s’ils peuvent en conserver l’apparence. Ainsi, malgré peut-être leurs sempiternels jeans troués et leurs casquettes des Canadiens de Montréal, il ne faut pas les confondre avec les jeunes auxquels, comme chargé de cours, j’ai enseigné de 1980 à 2000, et ce, dans quatre universités.

Un jour, j’ai eu la surprise de constater que, sous la pression néolibérale, mes étudiants s’étaient métamorphosés, les pauvres, en autoentrepreneurs. Voici comment je m’en suis aperçu.

Un jour que je dirigeais un séminaire gradué toujours pour pas cher, j’ai repéré une jeune femme qui n’arrêtait pas de grimacer. Je lui ai alors demandé comment je pouvais l’aider… Et elle de me répondre que c’était la première fois – et elle était à la maîtrise – qu’elle avait affaire à un prof qui abordait l’étude de phénomènes, et non pas celle de problèmes, toujours en fonction de plusieurs angles, qui relativisait ensuite la portée des moyens d’intervention à notre disposition, et ainsi de suite.

Selon elle, et les autres personnes présentes qui toutes ensemble opinaient du chapeau, il aurait fallu que je fasse comme tous leurs autres profs, c’est-à-dire leur présenter l’univers entier comme s’il n’était qu’un objet à gérer au moyen d’un recueil de techniques orthopédiques et policières. Bref, elle m’accusait de leur faire perdre leur temps à réfléchir. L’université, telle que nous l’avions connue, avait succombé à la « maladie du gestionnaire ».

Et puis, discrètement, il y a les programmes universitaires traditionnels qui prennent du plomb dans l’aile parce qu’ils n’ont pas été conçus pour gérer le monde, mais pour l’étudier.

Or le marché du travail est désormais en quête de travailleurs flexibles et à contrats à durée limitée. Par exemple, on n’irait plus en géographie pour comprendre comment s’organise le monde à toutes les échelles géographiques, mais pour apprendre à maîtriser des techniques de la géographie comme celles des systèmes d’information géographique, de l’aménagement du territoire ou bien de la télédétection, c’est-à-dire pour acquérir des compétences recherchées dans le domaine de la gestion territoriale, que ce soit de la part des États, de celle des grandes entreprises ou bien des Hells Angels.

Le risque d'étudier trop longtemps 

Enfin, on constate aussi que l’État se retire en douce du financement de l’éducation supérieure et laisse les droits de scolarité monter en flèche. Comme les nouveaux autoentrepreneurs ont désespérément besoin d’acquérir des compétences transversales pour bien se vendre à des institutions myopes, désormais il leur revient à eux seuls de financer le développement de leur propre capital humain à autoexploiter, cela au moyen de prêts étudiants qu’ils devront ensuite rembourser. Bref, comme n’importe quelle entreprise, les anciens étudiants devenus autoentrepreneurs doivent assumer seuls le risque d’étudier trop longtemps, donc de trop s’endetter, ou de choisir des compétences qui ne soient pas « utiles » pour obtenir des contrats.

Alors l’offre et la demande pour la formation en compétences particulières à l’université détermineront à la longue quelles matières continueront à y être enseignées. C’est la raison pour laquelle les universités n’ont surtout plus à maintenir un enseignement organisé en fonction des disciplines traditionnelles de la connaissance. Parce que cela devient inefficace pour les contribuables. Ce qui ne veut pas dire que la géographie, en tant que discipline de la connaissance, par exemple, n’ait plus sa raison d’être. Cela voudrait seulement dire que les universités néolibérales choisiraient de ne plus l’enseigner, pour des raisons de rentabilité.

Sauf que ce beau tableau néolibéral si plaisant pour tous les gestionnaires de ce monde a ses limites. Pendant un moment, les états d’âme des actionnaires anonymes pourront certes faire danser toutes les populations du monde au rythme fou de la mise en concurrence généralisée de tout un chacun dans tous les aspects de l’existence, préférablement sans syndicats et sans filets de protection sociale ou presque. Mais il s’ensuivra un appauvrissement collectif des populations qui, même minime, fera tomber la demande globale. Alors, ce sera la catastrophe.

Il va donc falloir se remettre à réfléchir à nouveau pour trouver des moyens d’éviter un désastre prévisible orchestré par nos amis, les gestionnaires néolibéraux. Mais cela devra se faire en dehors de l’université parce que celle-ci n’engage plus de penseurs, parce qu’ils ne font pas leurs frais. D’ailleurs, les derniers de l’espèce devraient bientôt partir à la retraite et ils ne seront pas remplacés.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.