La Presse en Cisjordanie

Des territoires occupés à la SAQ

Ils vivent « comme à Westmount » sur des terres contestées. Installés au sommet de leurs collines, des colons juifs de Cisjordanie produisent du vin pour la SAQ, même si le Canada juge leur présence illégale dans ce territoire palestinien occupé par Israël. Ottawa leur imposera d’ailleurs bientôt un changement d’étiquette pour refléter la chose. La Presse a suivi la trace des raisins de la colère sur le terrain.

UN REPORTAGE DE VINCENT LAROUCHE ET D’OLIVIER JEAN

Les raisins de la colère

Goush Etzion, Cisjordanie — « C’est comme à Westmount ! Je vis en banlieue, mais pas tout à fait. Et c’est formidable. En fait, c’est vraiment comme Westmount, car nous sommes la communauté juive la plus en altitude du pays, donc nous avons de la vraie neige », s’enthousiasme Rachel Moore, en regardant la vue de la terrasse où elle est attablée.

Entrepreneure, mère de famille et spécialiste des relations publiques originaire de Boston, Rachel Moore a étudié à l’Université McGill dans les années 1990, avant d’immigrer au Moyen-Orient. D’où son recours à un comparatif québécois pour décrire sa communauté, dans le bloc de colonies juives de Goush Etzion, près de Bethléem, en Cisjordanie, un territoire palestinien occupé militairement par Israël.

L’œil averti aura tout de même remarqué quelques détails qui prouvent que nous ne sommes pas à Westmount. À quelques pas de l’endroit où Mme Moore rencontre La Presse, des soldats montent la garde à un poste de contrôle, surveillant chaque véhicule qui entre et qui sort. Un 4 X 4 blindé des forces israéliennes passe de temps en temps sur la route. L’entrepreneur en construction israélien qui mène des travaux de terrassement à proximité dévoile un pistolet glissé négligemment dans son pantalon lorsqu’il se penche pour poser du pavé. Un employé du vignoble local cache lui aussi une arme de poing dans son sac à dos avant d’entreprendre sa tournée des vignes.

Goush Etzion est l’un des plus gros blocs de colonies juives installés en Cisjordanie, un territoire occupé par Israël depuis la guerre de 1967. L’installation de colons israéliens dans les territoires occupés est considérée comme illégale par l’ONU, le Comité international de la Croix-Rouge et la Cour internationale de justice.

Le Canada considère que les colonies sont « un obstacle sérieux à l’instauration d’une paix globale, juste et durable » entre Israël et les Palestiniens, qui voient leur territoire grugé peu à peu par les colons. Goush Etzion est d’ailleurs le théâtre d’attaques et d’affrontements fréquents. Le lendemain du passage de La Presse, une Palestinienne de 33 ans résidante d’un camp de réfugiés du secteur a poignardé un colon à l’entrée de la colonie, avant d’être blessée par les tirs des soldats qui montaient la garde à proximité. Quelques jours plus tôt, une mère de 48 ans et ses deux filles de 15 et 20 ans, résidantes de la colonie, ont été tuées dans une attaque terroriste alors qu’elles étaient sorties en excursion dans la vallée du Jourdain.

Malgré tout, Rachel Moore se sent en sécurité ici. « Je vis dans une communauté clôturée avec un service de sécurité et AUCUN crime de rue, où mon enfant de 9 ans peut se promener. Non seulement il est en sécurité, mais les autres parents vont aussi avoir un œil sur lui », dit-elle.

« Plusieurs personnes viennent ici pour la qualité de vie, les écoles, les amis, la proximité avec Jérusalem », explique l’entrepreneure. Mais pour elle et pour plusieurs colons, il s’agit aussi d’une mission : occuper un territoire stratégique.

« Nous croyons idéologiquement que le bloc de colonies [de Goush Etzion] est essentiel à la sécurité d’Israël pour l’avenir. Cette zone, au fil de l’histoire, s’est révélée un tampon contre quiconque veut conquérir Jérusalem. C’est un fardeau et un don à la fois. On sent vraiment que ça fait une différence. »

— Rachel Moore, résidante de Goush Etzion

Une étiquette controversée

L’une des industries qui font la renommée de la colonie de Goush Etzion est le vignoble local, une entreprise familiale fondée avec l’aide d’investisseurs américains, qui produit autour de 120 000 bouteilles de vin par année. L’entreprise vend aussi du raisin à d’autres vignerons israéliens, notamment Tishbi Estate, un gros producteur qui alimente la Société des alcools du Québec (SAQ). Le riesling de Tishbi Estate, par exemple, est identifié sur le site de la société d’État comme provenant de Goush Etzion. D’autres vins du même producteur vendus au Québec sont produits avec du raisin planté dans les territoires occupés.

Il y a un an, à la suite d’une décision de la Cour d’appel fédérale, l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) a reconnu que les étiquettes qui présentent les vins provenant des territoires occupés comme du « vin d’Israël » sont « fausses » et doivent être changées dans les magasins canadiens, puisque le Canada ne reconnaît pas le « contrôle permanent » d’Israël sur la Cisjordanie. La décision de la cour faisait suite à une plainte de militants pro-Palestiniens concernant un autre vin vendu en Ontario, mais elle aura un impact sur la SAQ aussi. Il faudra trouver une nouvelle façon d’indiquer l’origine des bouteilles. En Europe, dans plusieurs pays, la mention « produit en Cisjordanie (colonie israélienne) » a été ajoutée sur certains vins pour clarifier la situation.

« L’ACIA a l’intention de consulter les intervenants cette année dans le but de développer une orientation pour aider l’industrie à indiquer sur les étiquettes d’aliments l’origine des produits alimentaires provenant des territoires contestés, d’une manière qui n’est ni fausse ni trompeuse », a déclaré l’organisme à La Presse.

« Nous sommes en attente du fruit de ces consultations », confirme Linda Bouchard, porte-parole de la SAQ.

« La SAQ est soucieuse de s’assurer que l’étiquetage des produits qu’elle vend soit exact et n’induise pas ses clients en erreur. »

— Linda Bouchard, porte-parole de la SAQ

Quant à savoir combien de producteurs israéliens sont concernés, difficile à dire. « Ce n’est pas si facile de les identifier dans ce contexte. En effet, certaines exploitations peuvent être situées dans l’État d’Israël alors que certains vignobles exploités par ces exploitations peuvent être situés en territoires occupés. Cela dit, nous demeurons ouverts à toute précision qui pourrait nous permettre d’ajuster l’étiquetage de certains produits en cause », affirme Mme Bouchard.

À Goush Etzion, on se soucie peu de ce changement prochain.

« Je n’ai pas besoin des Canadiens pour me dire si je suis israélien ou pas. Je sais que je suis israélien, je veux que mes vins portent l’appellation Israël. Mais je ne crois pas que ce sera un gros problème », affirme Assaf Rosenberg, fils du fondateur du vignoble Goush Etzion et responsable du marketing pour l’entreprise.

« Pour chaque personne qui n’achètera pas à cause de ça, deux vont l’acheter pour nous encourager », croit-il.

Le commerçant ne cherche pas la controverse. Il souligne qu’il existait ici un village juif bien avant la création d’Israël, que son vignoble s’appuie sur une longue tradition vinicole dans la région, que son entreprise emploie même quelques Palestiniens. « Goush Etzion est un endroit de coexistence. La plupart du temps, nous sommes en paix avec nos voisins. Mieux qu’ailleurs », plaide-t-il.

Avi Abelow, un natif de Manhattan qui habite aujourd’hui Goush Etzion et anime la balado Pulse of Israel, balaie aussi d’un revers de main le projet de nouvelles étiquettes des autorités canadiennes.

« Peu importe comment ils l’étiquettent, nous allons continuer de bâtir ici et nous allons continuer de produire du délicieux vin. »

— Avi Abelow, résidant de Goush Etzion et animateur de la balado Pulse of Israel

Il déplore que l’expansion des colonies soit freinée en raison « des pressions internationales des gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et du Canada ».

« Ils n’ont rien de mieux à faire que d’empêcher les Juifs de bâtir des maisons sur leur terre ancestrale ! » s’indigne-t-il. Il ridiculise l’idée que l’implantation de colonies dans les territoires occupés soit un obstacle à la paix. Il tient les Palestiniens responsables de leur sort. « Il y aurait bien assez de place pour vivre tous en paix s’il y avait un désir de vivre en paix », croit-il.

« Ils essayent de nous tuer partout, prétend-il. Ils nous tuaient longtemps avant la création d’Israël. Tu ne peux pas blâmer l’occupation : pourquoi y avait-il des attaques dans les années 1920, 1930, 1940 ? Ils inventent toujours de nouvelles excuses. »

Entourés de toutes parts

Nahalin, Cisjordanie — À quelques kilomètres de Goush Etzion, Ali Ghayda marche vers sa minuscule plantation de 60 pieds de vigne. Sur le chemin de terre, le fermier palestinien peut voir des colonies juives de tous côtés. Elles sont si proches qu’on dirait qu’il pourrait les toucher du doigt en étirant le bras. L’ambiance est vaguement claustrophobique.

« Ils nous encerclent de tous les côtés », laisse-t-il tomber avec résignation.

Ancien sous-ministre de l’Agriculture au sein du gouvernement de l’Autorité palestinienne, Ali Ghayda fait pousser des fruits sur un petit lopin de terre à Nahalin, village palestinien de 10 000 habitants dans la région de Bethléem, en Cisjordanie, qui est encerclé par des colonies juives du bloc de Goush Etzion. Chaque plant produit environ 15 kilos de raisins par année. Ici, pas de vin. Sa famille élargie – il est père de cinq filles et quatre garçons adultes – mange presque toute la production familiale.

À Nahalin, les Palestiniens ont besoin d’un permis des autorités d’occupation israéliennes pour construire des bâtiments. Un permis difficile à obtenir. Ali Ghayda a installé une roulotte sur sa terre agricole, pour ranger ses outils et permettre à sa famille de se reposer lorsqu’elle travaille aux champs sous le soleil ardent du Moyen-Orient. Des militaires sont venus et ont laissé un ordre de démolition sur sa porte.

« Cette construction n’est pas illégale ! Même dans la loi israélienne, c’est permis, une roulotte. »

— Ali Ghayda, fermier de Nahalin

« J’ai rempli des papiers, c’est devant la cour en ce moment », explique-t-il. Il a bon espoir d’obtenir gain de cause.

La contestation des ordres de démolition occupe beaucoup les résidants de Nahalin, qui vivent entassés les uns sur les autres et cherchent constamment de nouveaux terrains pour cultiver la terre, faire paître le bétail et installer de nouvelles habitations.

En roulant à travers le village dans sa camionnette, le maire Ibrahim Ghayda s’arrête constamment pour montrer les limites imposées à la municipalité : ici, un bâtiment qui sera bientôt démoli par l’armée israélienne. Là, une route qui a été bloquée par les soldats. Plus loin, une zone où des colons israéliens font paître leurs moutons et où, affirme-t-il, on pointe parfois des fusils sur les Palestiniens qui s’approchent.

« Nous avons été attaqués par les colons plusieurs fois, ils ont même brûlé des voitures dans le village. De quelles sortes de bonnes relations parlent-ils ? », demande le maire.

« Nous voyons notre terre volée quotidiennement par les colons. Chaque jour, nous en avons de moins en moins. »

— Ibrahim Ghayda, maire de Nahalin

Hasan Brijiyeh, responsable de la surveillance des colonies de l’Autorité palestinienne dans le sud de Bethléem, croit qu’étiqueter différemment le vin produit par des entreprises israéliennes dans les territoires occupés ne suffit pas. Si les colonies sont jugées illégales par la communauté internationale, alors l’importation de leurs produits devrait cesser, croit-il.

« Si les Canadiens importent du vin des colonies, ils alimentent les attaques, ils alimentent les injustices. Nous payons de notre sang, nous n’avons pas eu le choix », plaide-t-il en entrevue.

« Nous croyons que les Canadiens sont nos amis, et le Canada ne devrait pas appuyer les actions illégales d’Israël. »

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