LIVRE MÉGANTIC

Mégantic

Une tragédiE annoncée

6 juillet 2013, 1 h du matin. Un train fou tirant 72 citernes de pétrole – comme autant de bombes – anéantit le centre-ville de Mégantic. Quarante-sept victimes instantanées, incinérées dans le feu et la terreur.

Trois hommes, trois employés, dont le conducteur du train, sont accusés au criminel par la justice officielle. Cinq ans plus tard, un jury de 12 hommes et femmes laisse tomber son verdict : non coupables.

Le jury s’est-il trompé ? Ou a-t-il simplement conclu que les mauvaises personnes se trouvaient sur le banc des accusés ? Qui a laissé un homme seul conduire un train chargé de 8 millions de dollars d’explosifs dans les montagnes ? Qui sont les vrais coupables de la tragédie ? Quelles en sont les véritables causes ?

À ces questions s’en ajoutent d’autres, tout aussi lancinantes. Qui a pris le contrôle de la dépollution du site ravagé ? Qui reconstruit le centre-ville dévasté ? Et pour le bien de qui ?

Dans le lieu ravagé où se tenait autrefois une rue principale vivante et animée, les Méganticois n’ont pas de réponse à ces questions. Ou ne croient pas celles qu’on leur donne. Et à Mégantic comme ailleurs, tous se demandent : le drame peut-il se répéter ?

Une chose est sûre : à Mégantic, en 2018, des trains de produits gaziers et pétroliers roulent encore la nuit. […] Ainsi en est-il partout au Canada.

Les causes véritables de la tragédie sont toujours là. Elles se discutent et se décident dans les officines dorées des ministères et des lobbies.

Seules les vraies réponses peuvent protéger. Mais encore faut-il qu’elles soient connues.

Dans les années précédant la tragédie de Mégantic, il s’est publié une pléthore de rapports sur la sécurité ferroviaire. Une longue liste d’examens, d’enquêtes, de dénonciations et de mises en garde, qui remontent à plus d’une décennie. Dans chacun de ces rapports, on prévient les élus et leurs hauts fonctionnaires des dangers des trains, du pétrole, du CP, de MMA et ainsi de suite.

Lorsqu’ils portent sur la tragédie elle-même, les rapports produits mettent en lumière des manquements relatifs aux freins, aux rails, aux locomotives, aux wagons, aux politiques publiques, au Système de gestion de la sécurité (SGS), aux lois en vigueur, à la réglementation. Le Bureau de la sécurité des transports (BST), dont le rapport final a été altéré par des autorités encore non identifiées, a énuméré 18 causes de l’accident.

Malgré tout, l’impression de ne pas savoir demeure. Parce que chacun d’entre nous sait pertinemment que les rails, les freins, les règlements n’existent pas par eux-mêmes. Des êtres de chair et d’os, derrière, élaborent les lois et les mesures de sécurité, les promulguent, les appliquent. D’autres détiennent et gèrent ces mastodontes d’acier, ces bombes sur rail.

Dans les heures suivant le drame, tous les politiciens possibles sont passés – et repassent encore – par Mégantic. Tous ont promis à tour de rôle des « séries de mesures »… face aux « causes identifiées »… pour « accroître la sécurité ferroviaire, une priorité ». Pourtant, en 2018, un train sans dérailleur a encore le droit de stationner dans une pente, sur la voie principale d’un chemin de fer. Deux facteurs pourtant reconnus comme causes de la tragédie dans le rapport du BST sur Mégantic.

Au printemps 2018, les politiciens faisaient finalement l’annonce de la nécessaire voie de contournement de Mégantic. Une annonce qui, si elle règle le problème de la petite ville meurtrie, ne règle en rien celui de la sécurité ferroviaire en général. […]

Mégantic est un conte capitaliste moderne parfait. Une quasi-caricature de prédateurs lointains, d’investisseurs de Wall Street, de producteurs cowboys d’or noir cheap et sale du Dakota, de bureaux de gros conglomérats internationaux.

Leurs actions ont été facilitées, huilées, par ceux-là mêmes qui sont responsables de notre sécurité, les élus qui se sont succédé au ministère des Transports.

Pour les Méganticois, cependant, et aussi horrible qu’elle puisse avoir été, la tragédie ne s’est pas arrêtée au premier choc initial du 6 juillet 2013.

Car la population est ensuite tombée entre les mains de divers promoteurs d’ici, d’intérêts financiers parmi les plus importants du Québec, de prédateurs de moindre envergure aussi, mais dont l’influence douteuse sur les élus – en choc eux aussi – viendra miner la confiance et la résistance des Méganticois. Leur foi en une possible renaissance. Les expropriations et démolitions massives de 2014 et 2015 sont un troublant exemple de la « stratégie du choc » […]. Là aussi, un conte capitaliste parfait.

Dans cette saga, une seule certitude, aussi prévisible qu’un scénario d’Hollywood : 132 jours après la tragédie, le train était de retour au centre-ville, tirant ses citernes explosives, déchirant la nuit – et le sommeil des habitants de la ville sinistrée – de son sifflement terrifiant.

Je suis arrivée à Mégantic cinq jours après la Nuit Zéro. […]

Dès ma première heure à Mégantic, j’ai su que je ne quitterais pas cette ville. Pas avant d’avoir compris ce qui avait causé ce drame inimaginable. Pas avant d’être allée le plus loin possible pour en explorer les coulisses, les mécanismes, les travers.

Je ne l’ai pas compris au premier abord, mais ma quête s’est éclairée au fil de l’enquête : Mégantic incarnait tous les drames dont j’avais été témoin, dans lesquels j’avais été plongée. Les victimes de Mégantic incarnaient toutes ces victimes de contamination pour lesquelles je n’avais jamais rien pu faire. […]

Toutes ces morts, y compris celles de Mégantic, partagent la même histoire : celle de la cupidité humaine, des hyènes de notre monde, dont l’action est mise en scène et favorisée par nos élus eux-mêmes.

Ces élus à qui nous confions le bien public et qui abdiquent cette responsabilité au profit des puissants. Ces élus – et parfois, il faut l’admettre, certains hauts fonctionnaires – qui nous trahissent dans l’intérêt de deep pockets aux ressources quasi illimitées. Qui laissent à des victimes et des citoyens privés de ressources l’entière charge de prouver et de dénoncer les abus en cours.

Dans ce contexte, l’histoire de Mégantic possède un atout tragique mais inestimable. Alors que les morts de l’amiante et de Shannon continuent d’être systématiquement niées par la justice, et parfois même par les responsables de la santé publique, nul ne peut occulter les 47 morts de Mégantic. Elles sont là, preuves flagrantes et indélébiles d’un système au service de l’argent et des puissants. Au mépris de notre sécurité.

Mettre en lumière les rouages du système qui a rendu possible la catastrophe de Mégantic, c’est démontrer les failles qui sous-tendent tous ces autres drames. Voilà pourquoi il est indispensable d’aller au fond des choses.

Grâce à tous ceux et celles que j’ai rencontrés au cours des dernières années à Mégantic, et à tous les autres qui se battent ailleurs avec une persistance admirable, la vérité sur Mégantic sortira enfin. La vérité qui, seule, permettra – j’en suis convaincue – de remédier aux lacunes du système ferroviaire canadien. De ramener nos élus à l’ordre. De contraindre les dirigeants et actionnaires d’entreprises. De rétablir la sécurité, de façon tangible cette fois, comme priorité absolue.

Mégantic – Une tragédie annoncée

Anne-Marie Saint-Cerny

Écosociété Montréal, 2018 338 pages

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