SOS hôpital public

Les salaires de la honte

Infirmiers, kinés, aides-soignants, médecins (contractuels, internes)… Ils n’en peuvent plus. Et nous dévoilent leurs feuilles de paie

Le sacerdoce… peut-être, mais pas à n’importe quel prix. Pour expliquer le manque de personnel partout en France, ces soignants dénoncent le niveau de leur rémunération. Et invitent la nouvelle ministre de la Santé, Brigitte Bourguignon, à venir évaluer la crise de vocations à l’hôpital Saint-Louis, où ils travaillent. Nous sommes retournés dans le service d’immunopathologie, menacé de fermeture en avril, faute d’infirmières de nuit. Enquête sur une précarité qui met la santé en péril.

Elle s’est effondrée. Il y a dix jours, un vendredi, Patricia a éclaté en sanglots. Trop d’émotions. Sa belle-sœur était opérée en urgence après avoir accouché. Et, au travail, tellement d’examens impossibles à programmer pour « ses » malades… La faute au manque de personnel. Un drame pour cette femme perfectionniste et passionnée.

À l’hôpital Saint-Louis, Patricia, 48 ans, surnommée « la tour de contrôle », est la figure emblématique de Coquelicot 4, le lien entre le service d’immunologie et les patients. Entrée à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) voilà une vingtaine d’années, elle avait d’abord travaillé dans l’hôtellerie-restauration. Femme de chambre, serveuse, réceptionniste, « un bon entraînement pour l’hôpital public car j’étais déjà multitâche », s’amuse-t-elle. Ensuite, comme aide à domicile. Les souffrances de son frère – atteint d’une leucémie prise en charge à Necker – et de son père – souffrant d’un lymphome de Hodgkin – lui ont donné l’envie de s’engager auprès des malades et de se battre pour eux. Elle a passé le concours d’aide-soignante avant de postuler à Saint-Louis ; à l’époque, se souvient-elle, pas de manque de personnel, au contraire. Elle officie huit ans comme aide-soignante, mais, avec un mari aux trois huit à la RATP, elle devient secrétaire hospitalière:  « C’était compliqué de réveiller un enfant à 5 heures du matin pour le déposer chez la nounou avant de partir à l’hôpital. » Même si son salaire a récemment été revalorisé, elle est longtemps « restée bloquée » à 1 600 euros net par mois, une paie l’obligeant à s’installer en Seine-et-Marne, à Tournan-en-Brie. Porte à porte, elle met cinquante minutes pour arriver à Saint-Louis quand tout va bien dans les transports. Ces derniers temps, il fallait plutôt tabler sur deux heures trente.

Pour un lymphome cérébral, faute de manipulateurs et de radiologues, il faut dix semaines pour une IRM !

Le drame de Patricia ? La raréfaction des soins, conséquence des nombreux départs de l’AP-HP en raison de trop maigres salaires. « Il n’y a pas si longtemps, explique-t-elle, je pouvais obtenir un rendez-vous de Tep scan pour un malade en quelques jours. Aujourd’hui, il faut trois semaines, ce qui occasionne des pertes de chance, si je ne trouve pas une solution ailleurs. Mercredi dernier, j’ai passé des appels pour une IRM cérébrale afin de réévaluer le traitement d’un lymphome après plusieurs chimios. Vous savez à quelle date j’ai pu obtenir l’examen pour mon patient ? Début août ! Plus de dix semaines de délai. » Pourquoi si loin ? Pas assez de manipulateurs radio et d’imageurs, alors même que Saint-Louis possède deux IRM. Même chose pour les échographies cardiaques, en raison, là, du manque de médecins. Temps d’attente ? Deux semaines, une éternité pour certaines pathologies. Au-delà du salaire, c’est la maltraitance des patients qui indigne le plus Patricia : « Je culpabilise de ne pas pouvoir hospitaliser un malade pour une chimio, faute de place. Je m’excuse auprès de lui. Quand je dois décaler un traitement de cinq jours, je le vis très mal. Je m’implique trop, me dit-on. C’est vrai, je suis sans filtre. » Dans ce service très difficile, où meurent un certain nombre de patients, la secrétaire tient à assister à la levée du corps. « Nous les accompagnons. Jusqu’à la sortie de l’hôpital… » souffle Patricia.

En face du bureau de la « tour de contrôle », celui de Jehane, l’un des fers de lance du combat contre la fermeture de Coquelicot 4. À 37 ans, cette femme brillante et charismatique est médecin, « praticienne hospitalière contractuelle ». Traduction : son contrat de médecin doit être renouvelé tous les six mois, pour une durée maximale de six ans. Après avoir fui la guerre au Liban, ses parents se sont installés en France en 1975 et Jehane est née à Port-Royal : « Je suis un pur produit de la méritocratie française et de ses valeurs républicaines. J’ai fait mes études de médecine à Paris-Descartes et toute ma carrière dans le public. » Deux thèses, plus de cinquante heures par semaine et, des gardes, deux nuits par mois : « Au début, la veille, je ne dormais pas, tant le stress est important. Puis, petit à petit, on a moins peur, même si la boule au ventre est toujours là », souligne-t-elle. Pour une garde de nuit, elle touche 220 euros net. Il s’agit de gérer – entre autres – admissions et urgences, mais aussi de répondre aux questions hématologiques des autres établissements. « C’est très lourd. Tu es entre toi et toi-même ! Heureusement, nous sommes accompagnés par un interne. »

Jehane, Camille et les autres… Tous ont des salaires ridicules pour leurs qualifications et leurs responsabilités

Les lendemains, il n’est pas rare de voir des médecins enchaîner la journée, même si c’est illégal. Malgré toutes ses importantes responsabilités, Jehane gagne 3 484 euros net par mois, gardes comprises ! Si elle était titulaire, elle aurait… 2 000 euros brut de plus. Quant à la prime d’exclusivité au service public (revalorisée de 600 à 1 000 euros par le Ségur en 2020), elle ne la concerne pas, n’étant pas distribuée aux praticiens contractuels. Or ces derniers représentent 41 % de la masse salariale de l’AP-HP, contre 28 % au niveau national. La médecin le sait, ses revenus se situent au-dessus du salaire médian des Français : « Bien sûr, je gagne correctement ma vie par rapport à bien des professions. Mais nous avons le destin des gens entre nos mains, le poids sur nos épaules est énorme. Et personne ne dit aux pilotes de ligne, en charge de la sécurité de 180 passagers, qu’ils gagnent trop ! » Personne ne peut, non plus, lui assurer qu’elle finira par décrocher un CDI après tous ces CDD, une situation particulièrement pénible : « Cette précarité empêche de se projeter, de poser ses valises. C’est une épée de Damoclès, car si mon contrat n’est pas renouvelé, je me retrouve au chômage. Après seize années d’études, à 37 ans, je ne peux pas faire d’emprunt. Je suis médecin hospitalier en sursis. »

Les médecins veulent en finir avec les CDD renouvelables pendant six ans

Patricia, la secrétaire, acquiesce : « Il faut en finir avec les CDD à l’hôpital, je n’en ai jamais vu autant. L’AP-HP en fait aussi aux aides-soignants, aux radios, aux brancardiers et beaucoup en bactériologie, ici, au premier étage. Les gens font trois à six mois à Saint-Louis, puis ils partent ailleurs à l’AP. Des copains ont tourné trois ans avec des CDD ! Comment faire pour avoir des projets ? » Pour Jehane, le plus dramatique « avec ces salaires oboles », selon l’expression de sa mère, réside dans l’incapacité de se loger près de son lieu de travail, car les salaires des soignants de l’hôpital public sont les mêmes, que l’on loge à Paris ou à Clermont-Ferrand. Son frère, son cadet de trois ans, a dû se porter garant pour lui permettre de louer un appartement. Mais certains n’ont pas le choix, il leur faut résider loin de la capitale.

Sylvie, 59 ans, infirmière de nuit à l’AP-HP depuis vingt-huit ans, est contrainte d’habiter à Montataire, dans l’Oise, à 62 kilomètres de Paris. Elle met une heure et demie pour venir en voiture à Saint-Louis, où elle est affectée dans plusieurs services : « C’est trop galère, les transports ! Et de toute façon, j’ai des problèmes de genoux reconnus comme accident de travail. Je ne peux plus monter les marches. » Si elle ne fait pas d’heures supplémentaires, elle touche 2 600 euros net par mois, seulement 150 de plus qu’une infirmière de jour avec la même ancienneté. « Quand Véran dit que les salaires ne sont pas le problème, j’ai envie de le remettre à sa place ! Depuis le Ségur, j’ai 183 euros de plus par mois. Mais c’est juste une prime, qui ne compte donc pas pour la retraite. Le matin, on finit dans un état d’épuisement incroyable. Toute une semaine de nuit, c’est comme si vous aviez enchaîné quatre fiestas en boîte, mais sans danser ni boire », s’insurge cette habituée des luttes, encartée chez Sud, usée par ces années de nuits où l’heure est payée seulement 1,08 euro brut de plus qu’en journée. Ce choix, elle l’a fait pour ses enfants : il est « plus facile » de s’organiser en étant de nuit, car la pénibilité donne droit à trois jours de repos d’affilée, contre un ou deux pour les infirmières de jour. Sylvie s’est mise à TikTok pour interpeller les ministres avec, en bande-son, Dalida et son « Paroles, paroles ». Elle n’a pas de mots assez durs contre Martin Hirsch, à la tête de l’AP-HP depuis 2013, coupable à ses yeux d’avoir « fermé des lits alors que nous n’arrêtions pas d’alerter sur le vieillissement de la population. Pas besoin de faire Saint-Cyr pour le comprendre ! L’ambulatoire ne peut pas tout résoudre. Et la vérité, c’est que quand les gens meurent chez eux, ça fait moins de frais ».

Alberto, lui, a eu de la “chance”. Il s’est vu proposer un logement par l’AP-HP, un 50 mètres carrés dans le XVIIIarrondissement pour 800 euros par mois. Ce kiné de 27 ans, arrivé d’Espagne, entame sa troisième saison dans le service de greffe de moelle, Trèfle 3. « Les soignants sont surchargés, en sous-effectif. C’est énorme mentalement et physiquement, et ça ne se voit absolument pas sur leur feuille de paie. On ne peut pas vivre en sachant que les quinze derniers jours du mois vont être difficiles, les yeux rivés sur son compte bancaire », déplore-t-il. Il gagne 2 030 euros net par mois ; libéral, il toucherait le double.

Fin septembre, il a décidé de quitter l’AP-HP. Même chose pour Camille, qui a donné sa démission. À 35 ans, cette infirmière de jour n’en peut plus. Ras le bol du travail à la chaîne : « Il y a de moins en moins de monde à la pharmacie pour préparer les chimiothérapies. Alors, souvent, nous allongeons un patient à 8 heures et le traitement ne peut débuter qu’à midi, car il n’est pas prêt avant. Quand le malade a terminé, il se lève, part, et on installe vite le suivant. La pression est très forte. » Et pourtant, elle en avait rêvé, de ce métier et du service public ! Son parcours est l’histoire d’une reconversion. D’abord juriste à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, où elle a planché sur les victimes du Mediator (« un sacré bordel ! »), Camille a ensuite rejoint la filière des cliniques d’Orpea, le groupe mis en cause pour la gestion calamiteuse de ses Ehpad. Un très mauvais souvenir : « Ils faisaient du fric sans aucune empathie pour leur prochain. Il nous était demandé de mentir à l’agence régionale de santé pour leur présenter des plans d’établissements… mais sans faire apparaître le vrai nombre de lits. » Les lits, un enjeu majeur ; car plus il y en a, plus la clinique est rentable. « Il fallait minimiser leur nombre face aux autorités sanitaires, pour faire croire que les conditions d’accueil sont meilleures que la réalité. Nous utilisions du Tipp-Ex pour cacher les chambres doubles sur les plans des architectes. » Après ces expériences douloureuses, elle passe un diplôme d’infirmière et intègre l’AP-HP fin 2020, « par goût du service public ». Alors qu’elle aurait dû être titularisée depuis septembre, elle est toujours « stagiaire ». Son salaire ? 1 916 euros net. Si elle parvient à se loger à Paris, c’est uniquement grâce à l’argent économisé avec ses emplois précédents.

Il est pourtant possible d’adapter les salaires au coût de la vie. En septembre 2020, un décret avait instauré une indemnité spéciale, non soumise à cotisation au régime de retraite complémentaire. Égale à 20 % de leurs émoluments pour les internes en stage en Guadeloupe, à la Martinique, à Saint-Barthélemy ou à Saint-Martin, elle montait à 40 % pour la Guyane, La Réunion, Mayotte ou Saint-Pierre-et-Miquelon. En revanche, rien pour Paris et donc pour Grégoire, médecin, l’ancien interne de Jehane. À 28 ans, après six années de faculté de médecine, quatre d’internat et une année en immunologie, il fait partie des indispensables petites mains de l’hôpital, corvéables à merci, pour 2 08  euros net par mois. « On sait où trouver les internes quand on a besoin de nous, mais on nous refuse des droits quand cela arrange », sourit-il. Il se souvient d’un proche de son âge, diplômé d’une grande école de commerce, se plaignant de devoir payer 25 000 euros d’impôts. « C’est autant que ce que je gagne en un an ! » lui avait rétorqué Grégoire, avant d’ajouter : « Remarque, c’est bien ; comme ça, tu paies mon salaire. » Sylvie ne décolère pas : « Les internes sont payés au smic. S’ils le dépassent, c’est juste grâce aux gardes. Ils ont des responsabilités énormes. Ils sont toujours sur le pont. »

Pendant ce temps, preuve que le système marche sur la tête, une plateforme de recrutement lançait une petite annonce pour un hôpital public de l’est de la France, en forme d’appel au secours : « Recherche un anesthésiste pour assurer une garde de vingt-quatre heures le 13 mai, au tarif net de 2 600 euros. »

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