Société

L’art derrière les barreaux

D’où proviennent ces poèmes, vous direz-vous madame/lorsque vos yeux maternels liront ce que j’écris ?/Ils sont nés d’un enfant, dont l’affectueuse âme/connaît d’une maman, l’inestimable prix.

Oui, d’où proviennent-ils, ces vers extraits d’une touchante ode à la maternité ? Auraient-ils été composés au paradis ? Certainement pas : c’est au sein même d’une prison que ce poème fut ciselé par Faucon Rouge, nom montagnais d’un détenu à l’établissement Archambault de Sainte-Anne-des-Plaines.

On imagine volontiers les pénitenciers obscurs et incolores. Pourtant, les lumières de l’art y filtrent à travers les barreaux. Au quotidien, on y écrit, on y chante, on y peint. Et on y sculpte des vies nouvelles, mises en œuvre ou stimulées, à l’occasion, par des artistes « de l’extérieur » venus faire partager leur passion ; et qui bien souvent n’en repartent pas eux-mêmes indemnes.

Pour l’auteur Matthieu Simard, pourtant coutumier des conférences, c’est sans équivoque : « C’est la rencontre avec des lecteurs qui a été la plus marquante dans ma carrière », lâche-t-il, en référence à ses deux interventions au sein d’une prison fédérale à Laval. En 2018, une professeure de français avait mis Pavel, une série pour adolescents signée par Simard, entre les mains d’un groupe de prisonniers. Pour la plupart, c’était le premier livre qu’ils lisaient de leur vie. L’enseignante s’attendait à ce qu’ils finissent un ou deux épisodes, mais les affamés ont dévoré la série intégrale. Très vite, l’idée d’une rencontre avec l’auteur s’est profilée.

« Ce fut très impressionnant et touchant de voir ces gars-là aussi enthousiastes, intéressés, et à quel point ils se sentaient privilégiés que j’aille les voir, alors que c’était moi qui me sentais privilégié qu’ils me lisent », se souvient l’écrivain, confondu par leurs questions pertinentes et leurs interprétations de son œuvre.

À tel point qu’il a souhaité renouveler l’expérience en octobre dernier, la poussant plus loin, en conviant les prisonniers à l’épauler pour la création d’une nouvelle, destinée à être publiée dans un recueil l’an prochain. Leur contribution est allée bien au-delà de ses attentes, nourrissant l’auteur d’éléments tirés du milieu carcéral, si méconnu. « Ils m’ont donné la matière première. Il y avait là une histoire à laquelle je n’aurais jamais pensé, un cadre formidable pour une nouvelle que je n’aurais pas écrite sans eux, et qui leur appartient autant qu’à moi », raconte celui qui a fait face, cette fois encore, à une effusion de reconnaissance, les « prisonniécrivains » lui ayant même fabriqué et offert un magnifique stylo en bois dans son écrin.

Inspirations anonymes

S’il en est un qui fait entrer et sortir, comme une respiration salutaire, des souffles de culture en milieu carcéral, c’est bien l’incontournable Mohamed Lotfi. Depuis trois décennies, 25 000 détenus sont passés devant le micro de Souverains anonymes, une émission de radio diffusée de la prison de Bordeaux, à Montréal. Face à eux défilent des invités de tous les milieux, dont de nombreux artistes de renom – Céline Dion, Richard Séguin, Armand Vaillancourt… –, que les prisonniers interrogent, découvrent… et surprennent. L’objectif de M. Lotfi : que les participants s’endorment le soir avec, entre les oreilles, une nouvelle parcelle de culture, même infime.

Émission après émission, l’impact devient plus profond. « Ils gardent cette culture qu’ils ont développée, certains sont devenus des poètes accomplis. D’autres, sans devenir poètes, se sont fabriqué une parole responsable, construite », relate M. Lotfi, qui vient de publier un recueil de chroniques, Vols de temps, où il décortique ces rencontres et expériences.

L’échange n’implique pas seulement l’extérieur : la prison elle-même devient un creuset culturel, certains détenus étant eux-mêmes artistes (« J’en ai vu fabriquer des merveilles », assure M. Lotfi) ou quand ceux issus d’horizons lointains témoignent de leurs racines et des pays qu’ils ont connus. « Pour les autres, c’est une ouverture sur le monde, un moment d’épanouissement », souligne le maître d’œuvre de Souverains anonymes.

Mais pour ce dernier, un ingrédient s’avère indispensable pour que l’art en milieu carcéral agisse à son plein potentiel : le long terme. « Les projets qui durent une seule fois, comme une installation ou un spectacle, ont beaucoup moins d’influence sur les détenus que ceux qui s’inscrivent dans la durée. Ils peuvent même être frustrants pour eux », juge-t-il, convaincu même que « l’art peut contribuer à la déradicalisation », à cette condition. Il se souvient notamment d’un programme de rap qu’il a piloté pendant quatre ans.

« Les gars chantaient leur vie, sans la violence ni les clichés que l’on entend dans certains raps. L’un d’entre eux, son rap, c’est un programme de déradicalisation à lui tout seul. » — Mohamed Lotfi

Comme un boulet

Une peine de prison laisse des séquelles et des stigmates. Même après leur sortie, certains ex-détenus traînent encore leur condamnation comme un boulet à la cheville.

« J’ai fait des folies de jeunesse et je me suis ramassé avec un casier judiciaire. Maintenant, j’essaye d’avoir un emploi et c’est très difficile. Je me suis fait retourner de bord souvent, j’ai subi des humiliations », rapporte Romain*, auteur-compositeur-interprète.

Pour émousser les préjugés et favoriser la réintégration par l’entremise de l’art, l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec organise depuis cinq ans le Cabaret de la Seconde Chance, un spectacle annuel où artistes professionnels, intervenants du milieu communautaire et anciens condamnés, choisis pour leur talent artistique, partagent la scène du National. « L’idée, c’est que l’on ne sache pas si la personne sur scène est un intervenant ou une personne qui a été judiciarisée », explique la coordonnatrice Émilie Altimas.

Romain a ainsi été choisi après une audition pour participer à l’édition 2019 du spectacle. « J’ai eu le public comme cadeau, ç’a été le plus beau jour de ma vie. Ça fait des années que je fais le métier d’artiste, je travaille à côté parce que ce n’est pas suffisant, mais là, ça va mieux », indique celui qui lancera un album au printemps prochain.

Il a pu également travailler avec l’acteur Jean-Nicolas Verreault, qui a été chargé de la mise en scène. « Les détenus sont facilement les oubliés de la société. Les gens ne veulent plus en entendre parler. Pour moi, une société en santé, c’est aussi une société capable de donner une deuxième chance », croit-il. « On a été agréablement touchés et surpris par la qualité de l’écriture. Ce n’était pas du tout des textes dans lesquels on sentait une détresse. Ils étaient très humains, très, très beaux », soutient M. Verreault, qui a demandé à Anick Lemay de venir réciter des textes composés par des personnes actuellement sous les verrous, comme celui de Faucon Rouge dont un extrait coiffe cet article.

Sur scène, on a aussi pu applaudir Jonathan*, libre depuis 3 ans, après en avoir passé plus de 24 derrière les barreaux. C’est d’ailleurs en purgeant sa peine que ce chanteur a appris à jouer de la guitare et du piano, grâce à des intervenants volontaires. « Pour moi, c’est important de cultiver la musique, cela fait partie de mon processus de guérison, témoigne-t-il. Tout le monde vous y traite comme un être humain, qui aime la musique, pas comme quelqu’un qui a été en prison. C’est très positif pour moi, ça permet de se bâtir une confiance en soi. »

* Prénoms fictifs pour protéger l’identité de ces anciens détenus

Quelle culture entre quatre murs ?

Les prisonniers ont-ils accès aux arts et à la culture pendant leur détention ? Ceux qui le désirent ont en effet la possibilité de participer à des activités ou d’avoir accès à des ressources, grâce notamment au Fonds de soutien à la réinsertion sociale propre à chaque établissement. De façon générale, les détenus ont accès à une bibliothèque, à des cours de musique et à la diffusion de films et de documentaires. Cela dit, pour des activités spéciales, l’offre varie selon les pénitenciers. Certains invitent des conférenciers, notamment lors de semaines thématiques (prévention du suicide, salon du livre, etc.), ou organisent des cours divers : tricot, astronomie, dessin, poterie, peinture, ateliers d’écriture ou de musicothérapie, etc. Le ministère de la Sécurité publique insiste sur le fait que ces activités ne sont pas financées par les fonds publics, mais « grâce aux bénéfices générés par le travail des personnes contrevenantes », indique un porte-parole de l’institution.

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