Mathieu Bock-Côté veut-il nous réveiller ?

Je n’avais jamais encore interviewé Mathieu Bock-Côté, mais nous avions échangé une fois par écrit à propos de l’écrivain anglais Chesterton, qu’il adore. Au début de notre entretien, j’ai voulu qu’il me rappelle pourquoi. « Pour moi, c’est l’homme des évidences tonitruantes, répond-il. Il y a un génie de la formule chez lui qui est exceptionnel. Comme par exemple lorsqu’il dit “le fou n’est pas celui qui a perdu la raison, mais celui qui a tout perdu sauf la raison”. Trop souvent, les milieux intellectuels ont tendance à étouffer le réel, à le recouvrir de théories qui l’embrument. Chesterton, Orwell, Aron ou Koestler sont des écrivains politiques en quelque sorte qui, devant les nuées idéologiques, nous permettent de retrouver le visage de la réalité. »

Il faut dire que Chesterton a été surnommé le « prince des paradoxes », et Mathieu Bock-Côté n’en est pas dénué. J’ai suivi avec fascination sa tournée en France pour la sortie de son nouveau livre, son dixième, La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, coiffé d’un bandeau où l’on peut lire « essai sur l’inquisition woke ». J’ai rarement vu un essayiste québécois se faire dérouler le tapis rouge comme ça. Couvertures des journaux et magazines (dont bien sûr Le Figaro où il collabore), entrevues et débats sur les plateaux de télé et à la radio – il a entre autres croisé le fer avec l’auteure Rokhaya Diallo, fait copain-copain avec l’actrice et romancière Rachel Khan, et s’est fait ramasser par l’universitaire Maboula Soumahoro.

Ça fait quelques années que les médias français l’ont adopté, et je me demande si ce coup-ci, il ne les flatte pas dans le sens du poil en les désignant comme des « résistants » au « wokisme », ce mot récupéré et devenu un fourre-tout qui a remplacé l’expression « politiquement correct ». « Normalement, les Français préfèrent lorsqu’on dit du mal d’eux, réplique l’essayiste. Je pense simplement qu’il y a une vraie résistance française que je prends la peine de nommer. »

« Je constate que la France est aujourd’hui, avec le Québec en Amérique du Nord, un lieu qui globalement s’inscrit dans un espace mental, intellectuel et historique qui ne cadre pas dans les catégories de l’espèce d’inquisition woke. Je crois que le modèle français est plus valable qu’on ne le dit. »

— Mathieu Bock-Côté, en entrevue

Mais en refermant cet essai, je me suis demandé dans quel monde vivait Mathieu Bock-Côté. En tout cas, je n’ai pas envie d’y vivre, c’est effrayant, on dirait bien que les camps de rééducation nous attendent au coin de la rue. La révolution racialiste est un catalogue un peu étourdissant de ce qu’il considère comme des dérives woke inspirées des campus américains, sur lesquelles il anticipe théoriquement le pire pour l’avenir de la civilisation occidentale que de dangereux illuminés, selon lui, veulent réduire à sa « blanchité ». Comme lorsqu’il compare « certains » militants qui ont appelé au retrait des sculptures des présidents au mont Rushmore aux talibans qui ont détruit les bouddhas de Bâmiyân et aux destructeurs des ruines de Palmyre. « Comment ne pas faire, devant un tel appel, le rapprochement… », écrit-il.

C’est peut-être nouveau pour un public français, mais La révolution racialiste ne m’apprend rien que je ne connais déjà, c’est-à-dire comment Mathieu Bock-Côté voit les mouvements militants progressistes d’aujourd’hui. Je lis ses chroniques, et nombreuses sont celles qui ont abordé des cas mentionnés dans le livre. Alors à qui s’adresse l’essai ? « J’ai toujours une forme de lecteur dans mon esprit. Appelons ça le citoyen de bonne foi qui ne comprend pas exactement ce qui arrive, mais qui veut comprendre, avec cette idée qu’on va chercher à décrypter les choses avec une exigence intellectuelle. »

La tentation totalitaire selon MBC

Mathieu Bock-Côté voit une tentation totalitaire dans le renouveau militant actuel qui serait arrivé à son instant 1793 – c’est-à-dire la Terreur sous la Révolution française – et accuse d’une certaine façon les modérés de fermer les yeux face à cette menace. « Je ne pense pas qu’on est devant un mouvement réformiste, je pense qu’on est devant un mouvement beaucoup plus radical qu’on veut le reconnaître, dit-il. Quelquefois, on a le réflexe, de l’autre côté, de se dire qu’il y a du bon et du mauvais. Mais les concepts qui s’imposent en ce moment à grande vitesse, comme le racisme systémique, le privilège ou la fragilité blanche, qu’on critiquait il y a quelques années seulement, plusieurs dans les médias se sentent obligés de se les approprier pour continuer à évoluer dans un espace idéologique où le simple fait de ne pas les utiliser peut leur valoir mauvaise réputation ou les transformer en infréquentables. »

Avec le style vif qu’on lui connaît, ça donne une inquiétude pas mal intense. « Milices woke », « Homo sovieticus », « déstructuration anthropologique de la jeunesse », « gardes rouges de la révolution diversitaire », « séances d’autoflagellation », « néomaoïsme », « peine de mort sociale », « psychologie collabo », etc., l’essayiste n’est pas dans la modération lorsqu’il s’agit de critiquer les idéologies des antiracistes, des antifascistes ou des défenseurs de la théorie du genre et de l’intersectionnalité. À se demander si c’est plus un pamphlet qu’un essai. « Ce n’est pas un pamphlet du tout, réplique-t-il. Je prends au sérieux ces auteurs-là (par exemple Ibram X. Kendi ou Robin DiAngelo), j’essaie de comprendre leur système idéologique, comment ils se représentent le monde, et comment ça se traduit dans la réalité des choses, le plus honnêtement possible. Si, par ailleurs, la réalité est inquiétante, ce n’est ni mon choix ni mon désir. »

Inquiétante pour qui ? J’ai l’impression qu’on noie ici des combats légitimes dans une liste de cas frappants enfilés à la chaîne, plus complexes qu’ils en ont l’air. D’avancer que les antiracistes sont en train de devenir des racistes, ou encore que la pensée anticoloniale est en train de coloniser les esprits, voilà ce que je trouve « orwellien ».

Je comprends ce qu’il essaie de dire lorsqu’il estime dangereux de plaquer les grilles d’analyse des États-Unis à d’autres sociétés, mais quand je lis une phrase comme « la thèse anxiogène de persécutions policières à grande échelle contre les minorités en Occident s’est imposée partout au cœur du récit médiatique », je trouve que ça manque un peu d’empathie, parce que c’est tout de même documenté, le profilage racial. « C’est le nouveau mot à la mode, empathie, laisse-t-il tomber. Tu m’accuses de manquer de cœur ? C’est assez clair dans le livre que je ne conteste pas la situation historiquement dramatique des Noirs américains. Jamais. Mais le fait est qu’en ce moment aujourd’hui, on cherche à nous faire croire que la situation est la même à Montréal. Non, ce n’est pas vrai ! Quand on entendait l’été passé que la police tuait les Noirs à Montréal, mais de quoi on parle ? »

À qui profitent les querelles culturelles ?

Je lisais dernièrement un article qui expliquait que c’est payant politiquement pour le Parti républicain d’exploiter les controverses autour de la « culture du bannissement ». On peut se demander qui saute en premier sur les polémiques, par exemple sur le retrait du personnage de Pepe le Pew ou de Monsieur Patate, qui sont des décisions d’entreprise. Est-ce vraiment à la gauche que ça profite, et pas plutôt à une certaine droite qui peut ainsi prendre la défense du « gros bon sens » et peser sur le piton rouge du danger woke ?

« Ce n’est pas moi qui ai décidé de bannir Pepe le Pew, Monsieur Patate ou La petite vie, ce n’est pas moi qui ai décidé de bannir mon propre livre de la liste de lecture du premier ministre, s’emporte-t-il. Ensuite, on nous dit que ça profite au camp d’en face. Un instant ! Moi, je suis très heureux de ne pas être américain, très heureux de ne pas être dans leur univers intellectuel, je fais tout d’ailleurs pour ne pas y être absorbé. À quel moment je me réjouis de ces choses-là ? Je constate à répétition des actes de bannissement, je multiplie les exemples, qu’on ne vienne pas me dire que ça fait mon affaire ! »

D’accord, mais ça peut donner un essai comme La révolution racialiste qui fait inviter son auteur partout sans aucune menace d’annulation malgré ses nombreux détracteurs. Au fond, il veut nous « réveiller » lui aussi de ce qu’il juge comme un faux réveil, un peu comme ce woke qu’il brandit.

« Moi, je suis un démocrate libéral ennuyant, répond-il. Je ne suis pas un type très original là-dessus. Il y a des gens qui ne pensent pas comme moi, ça m’exaspère, et je sais que ça les exaspère que je ne pense pas comme eux, et normalement ça nous modère tous un peu. Ensuite, si le mot woke ne veut plus rien dire, on va me le coller dessus. Pour l’instant, je vois un courant idéologique émerger qui m’inquiète, je ne suis pas en train de sonner le tocsin, je prends la peine d’écrire un livre où je multiplie les exemples, les analyses théoriques et sociologiques, mais si la réponse est de me dire que j’exagère et que je manque d’empathie… »

Bon, iI n’a pas aimé cette pointe, mais comme il est pour la liberté d’expression et la pluralité des opinions, il ne devrait pas m’en tenir rigueur. Je suis une simple lectrice de bonne foi qui ne partage pas ses peurs.

La Révolution racialiste et autres virus idéologiques

Mathieu Bock-Côté

La cité

240 pages

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