Enquête

Un casino illégal mise sur des influenceurs

Les comptes de deux influenceurs québécois archipopulaires auprès des adolescents ont été définitivement bannis de TikTok pour avoir enfreint les « consignes communautaires », peu de temps après que leur agence les eut incités à faire la promotion d’un jeu d’argent en ligne.

Le casino qui l’héberge mise aussi sur des coqueluches d’Instagram pour recruter de jeunes joueurs au Québec. Ce genre de partenariats, qui a soulevé la polémique en France en 2021, inquiète Loto-Québec.

« Veux-tu jouer à un jeu qui va te rapporter beaucoup de cash ? », demande Antoine Beaudoin, alias @thequebs, à une jeune femme de 18 ans, dans une vidéo maintenant supprimée.

Le tiktokeur d’à peine 20 ans lui fait ensuite découvrir le jeu JetX, du casino virtuel Cbet, illégal au Québec et interdit d’accès dans plus de 150 pays, dont la France et les États-Unis.

« Plus que l’avion va loin, plus qu’on fait d’argent. Dès que l’avion explose, tu perds tout… », explique-t-il.

Dans la mise en scène, la « passante » décide de miser 20 $. Le jet prend son envol et reste dans les airs jusqu’à ce que la somme de départ soit multipliée par trois.

« Grâce à JetX, tu viens de faire 60 $ », s’exclame Antoine Beaudoin, qui sort des billets de banque de ses poches et les lui remet. Le gain net, en réalité, est de 40 $. Et l’histoire ne dit pas après combien de tentatives il a été obtenu.

La capsule, qui mentionne un « partenariat rémunéré », a été vue plus de 42 000 fois et a récolté près de 2000 « j’aime » avant d’être supprimée par le tiktokeur à la suite d’une demande d’entrevue de La Presse. Le compte @thequebs, qui cumulait 223 000 abonnés, a été définitivement banni par le réseau social vendredi dernier, au lendemain des questions de La Presse.

Antoine Beaudoin n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue.

Perdre 500 000 abonnés

« Est-ce que t’es partant de jouer à JetX pour risquer de gagner du gros cash ? », demande quant à lui l’influenceur Jay Fortin à un quidam dans une capsule TikTok regardée plus de 50 000 fois avant d’être retirée.

Le « passant », qui apparaît dans d’autres vidéos du créateur de contenu, mise 50 $ et repart guilleret, un billet de 100 $ en poche. « C’est un jeu de gambling, alors il faut que tu fasses attention », avertit l’influenceur, qui précise que le site est destiné aux 18 ans et plus. « Moi, j’aime ça, le risque », répond son vis-à-vis.

Le créateur de contenu a lui aussi effacé sa publicité pour JetX après un courriel de La Presse, mais un lien vers le casino illégal dans sa biographie était toujours actif quand son compte a été bloqué par TikTok au lendemain de nos questions.

Jay Fortin, qui fait la promotion de différents magasins prisés des adolescents en distribuant des cadeaux et des liasses d’argent dans les centres commerciaux – des « giveaways » –, comptait près d’un demi-million d’abonnés. En comparaison, Guy A. Lepage en a 485 000 sur Twitter.

Le compte de rechange de Jay Fortin avait déjà attiré plus de 40 000 personnes au moment de publier.

« Je trouve ça sévère de bannir mon compte de 500 000 abonnés pour un TikTok, écrit l’influenceur dans un courriel à La Presse. Si j’avais su que Cbet ou que [diffuser] une vidéo concernant le jeu n’était pas en règle, je n’aurais jamais publié, évidemment. »

TikTok ne commente pas les cas précis, et n’a pas voulu spécifier si le bannissement des deux influenceurs était directement lié à la promotion de Cbet.

Par l’entremise d’une agence

Jay Fortin et Antoine Beaudoin ont enregistré la vidéo pour le casino en ligne à la suggestion de leur agence, Influencers Mtl (IM). « On m’avait dit que tout était OK et qu’on pouvait mettre ça sur TikTok, donc j’ai fait confiance à l’agence et j’ai fait la vidéo », explique Jay Fortin, qui a décliné notre demande d’entrevue téléphonique.

Le jeune homme indique avoir rompu ses liens avec IM. « C’était le premier partenariat qu’elle m’apportait et à cause de ça, j’ai perdu mon compte. »

L’agence a refusé notre demande d’entrevue, mais son fondateur, Raphaël Auchu, nous a transmis un long courriel. « Avant de collaborer avec le casino, nous nous sommes assuré que le casino était en règle et était 100 % sécuritaire », écrit l’entrepreneur âgé de tout juste 20 ans.

Sur Instagram aussi

Au cours des derniers mois, une dizaine d’influenceurs ont partagé des « stories » Instagram pour Cbet à la demande d’IM. « Ils nous ont contactés il y a cinq ou six mois pour mettre de l’avant JetX », explique M. Auchu.

Il assure que les « créateurs » ont suivi les politiques de Meta, propriétaire d’Instagram et de Facebook, quant à la promotion de jeux de casino.

« Nous sommes mal informés et [avons] cru que les politiques de TikTok étaient semblables à [celles] de Meta et nous prenons cette part de responsabilité. »

— Raphaël Auchu, fondateur d’Influencers Mtl

Or, les règles de Meta auxquelles M. Auchu fait référence concernent les « casinos sociaux », des simulateurs gratuits de jeux d’argent, et non des sites illégaux comme Cbet. La publicité de jeux d’argent est autorisée sur Facebook et Instagram à condition d’obtenir une autorisation de Meta, avec l’aval des autorités compétentes.

En ce qui concerne le contenu de marque, les publications faisant la promotion de jeux de hasard impliquant de l'argent réel « doivent être destinées à des personnes âgées de 18 ans ou plus résidant dans des juridictions où elles sont autorisées », écrit Meta.

Le site Cbet n’est pas enregistré au Canada.

De son côté, TikTok interdit « tout contenu faisant la promotion des casinos, des paris sportifs, du poker, des loteries, des logiciels et applications liés aux jeux de hasard ou d’autres services de jeux de hasard ».

Jointe par La Presse, une porte-parole de TikTok souligne que le contenu non autorisé est filtré par des « technologies et la modération humaine ».

Elle précise que la plateforme du géant chinois ByteDance a récemment implanté un nouveau système de surveillance : un compte sera banni de l’application s’il contrevient à répétition aux consignes communautaires ou s’il commet une « infraction grave ».

Tout porte à croire que le premier scénario a scellé le sort des comptes de Jay Fortin et d’Antoine Beaudoin.

« Nous avons décidé de cesser toutes collaborations futures avec [Cbet] et de ne plus collaborer dans ce secteur d’activité pour éviter qu’une telle situation comme celle-ci se reproduise », écrit Raphaël Auchu, fondateur d’Influencers Mtl.

Mais encore lundi, une jeune influenceuse québécoise qui compte plus de 25 000 abonnées sur Instagram vantait le jeu d’argent dans une « story » et des vidéos rassemblées sous la section « Collab ».

« Allez jouer au jeux [sic] JetX. Une manière facile de doubler son argent ou même x3 x4 », écrit-elle, sans aucun avertissement autre que : « ne pas oublier que ça reste un jeux [sic] de casino. »

La Presse n’avait pas réussi à joindre Cbet au moment de publier.

Cbet bloqué en France

En juillet 2021, les URL liées à Cbet ont été bannies en France, où la commercialisation du casino virtuel a été jugée « particulièrement agressive ». JetX était alors désigné comme le « jeu préféré des influenceurs ». Entre autres célébrités, le rappeur Kaaris a appâté ses fans vers le site. « Nous sommes l’une des marques les plus agressives et nos affiliés gagnent mieux sur le long terme que partout ailleurs », se targue l’entreprise sur son site internet. Les « affiliés » sont des recruteurs, en quelque sorte. En partageant un lien unique, les influenceurs touchent de 20 à 50 % des pertes de leurs abonnés, autant de revenus pour le casino. Le propriétaire de Cbet, AK Global N. V., est établi dans le paradis fiscal de Curaçao, État autonome des Pays-Bas, qui délivre facilement des licences de jeu, lesquelles autorisent les paiements en cryptomonnaies.

32,5 %

Aux États-Unis, près d’un utilisateur de TikTok sur trois fait partie du groupe des 10-19 ans, selon l’agence marketing Wallaroo Media, bien que la moyenne d’âge augmente peu à peu.

Enquête

Dans le viseur des (très) jeunes

Les capsules de Jay Fortin et d’autres influenceurs populaires sur TikTok mettent souvent en scène des enfants, des adolescents ou de jeunes adultes. Le public cible de Cbet est donc bien différent de celui visé par des athlètes comme Georges St-Pierre dans des publicités télévisées pour des sites de paris sportifs.

Autre différence : les influenceurs relayaient ou relaient directement un casino payant, et non pas une réplique de jeux gratuits « .net », une astuce pour contourner la loi.

« Il est inquiétant de voir que des influenceurs font la promotion des opérateurs illégaux, a réagi Renaud Dugas, porte-parole de Loto-Québec qui a pu voir les capsules avant qu’elles ne soient supprimées. Le jeu n’est pas un produit banal, contrairement à ce que l’on peut penser en regardant ces vidéos. »

M. Dugas rappelle qu’il n’y a pas d’ambiguïté au Québec : « Si ce n’est pas Loto-Québec, ce n’est pas légal. Nous invitons le public à ne pas y participer et rappelons que les jeux de hasard et d’argent sont pour les personnes de 18 ans et plus seulement. »

De 2013 à 2019, la proportion de jeunes de l’école secondaire qui ont déjà misé en ligne une fois dans leur vie a triplé, passant de 2,9 % à 8,9 %, selon l’Institut de la statistique du Québec.

« Un enjeu est qu’il n’existe pas de régulation qui serait harmonisée avec les lois ou les principes des codes du CRTC [Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes] ou de Loto-Québec sur le ciblage des mineurs dans le marketing des jeux », explique Élisabeth Papineau, conseillère spécialisée en jeux de hasard et d’argent à l’Institut national de santé publique du Québec.

Le terreau des centres commerciaux

La capsule de Jay Fortin pour JetX a été filmée devant une boutique de vêtements qui retient ses services, La Jet Society, aux Galeries de la Capitale, à Québec.

« Ce qui se fait avec les détaillants est très encadré, mais quand des influenceurs travaillent pour des intervenants externes, on n’a pas le contrôle à 100 % », souligne Patrice Perron, porte-parole des Galeries de la Capitale.

Pour ce qui est de la promotion du jeu en ligne illégal, « oui, on est mal à l’aise », dit M. Perron. « On monitore ça, mais on va avoir envie de faire un pas de plus. »

La direction du centre commercial a déjà dû rappeler certains détaillants à l’ordre en raison de concours TikTok. Ceux-ci doivent être encadrés par la Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec si la valeur des prix est supérieure à 100 $.

Des atomes crochus

L’exposition des jeunes aux publicités de casinos en ligne dans les réseaux sociaux entraîne « un effet de normalisation », souligne Élisabeth Papineau, experte de l’Institut national de santé publique du Québec. « Ça donne l’impression que le jeu est une activité largement répandue et inoffensive. » Les stimuli générés par TikTok, Instagram, YouTube et d’autres réseaux sociaux sont semblables à ceux actionnés par les jeux de hasard et d’argent, fait-elle remarquer. « Il y a une dynamique de récompenses qui favorise l’immersion et qui provoque des gratifications. Ça conduit à la libération de dopamine. L’utilisateur va continuer pour répéter cette sensation-là. » Parfois jusqu’à développer une dépendance…

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