Le Canada en trottinette

En examinant la liste des signataires de la pétition mondiale réclamant une pause dans l’intelligence artificielle, une ville revient souvent : Montréal.

Ce n’est pas un accident, observe Frédéric Bouchard, doyen de la faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. « Il y a des années, des chercheurs de talent comme Yoshua Bengio ont travaillé dans leur coin. Même si on ne savait pas exactement à quoi ça servait, on leur a fait confiance. »

M. Bengio est désormais une sommité mondiale de l’apprentissage profond. « Son talent a attiré d’autres talents et Montréal est devenu un important centre d’expertise », résume M. Bouchard. Mais l’avenir de la recherche l’inquiète. Le phénomène inverse commence à se produire. Les meilleurs cerveaux vont voir ailleurs, là où leurs travaux sont nettement mieux financés.

À titre de président du Comité consultatif sur le système fédéral de soutien à la recherche, M. Bouchard a déposé en janvier un rapport qui devrait allumer des lumières rouges partout à Ottawa.

« Le Canada n’est pas mauvais, nuance-t-il. On avance. Mais les autres pays, eux, courent, et ce, de plus en plus vite. »

Philosophe des sciences, M. Bouchard pèse chaque mot. Il n’est pas de nature pessimiste. Il parle avec plus de fascination que d’indignation. « Le monde change tellement vite, s’emballe-t-il. Les défis de notre époque, comme la crise climatique, la cybersécurité ou l’approvisionnement alimentaire, sont complexes. Ils sont à l’intersection de plusieurs disciplines. Nous sommes capables de les relever ! Mais pour cela, l’innovation et la recherche seront indispensables. Ce qu’il faut, c’est du talent. Beaucoup de chercheurs à qui on donne les moyens de travailler ensemble. »

Voilà tout le problème…

Car le Canada a pris énormément de retard.

« Regardez la Corée du Sud. En proportion de leur population, ils ont environ 400 000 chercheurs de plus que nous. C’est presque l’équivalent de la ville de Laval au complet avec des scientifiques au travail pour leurs ministères, leurs universités et leurs entreprises ! »

Notez que les chiffres s’arrêtent en 2020. À la suite de la pandémie, les États-Unis, l’Allemagne et d’autres pays ont dopé massivement leurs investissements.

Le retard s’est creusé encore plus.

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Après sa victoire en 2015, Justin Trudeau promettait « d’écouter la science ».

L’année suivante, il y allait de cette déclaration clairvoyante.

« La prospérité ne tient pas seulement à ce qui se trouve sous nos pieds, mais surtout à ce que nous avons entre les oreilles. »

— Justin Trudeau, premier ministre du Canada

Durant son premier mandat, il a commandé un rapport sur le financement de la recherche à David Naylor, recteur de l’Université de Toronto. Une des recommandations : créer un conseil des sciences et de l’innovation. Six ans plus tard, l’organisme reste une coquille vide. Il existe sur papier, mais sans budget ni président.

Le rapport de l’équipe pilotée par M. Bouchard devait faire le suivi sur cette réorganisation des programmes. On ne lui a pas demandé de vérifier si le financement suffisait, mais il a quand même répondu à cette question.

Les bourses aux étudiants chercheurs n’ont pas augmenté depuis 20 ans. Avec l’inflation, elles diminuent donc.

Notre financement public de la recherche totalise environ 4 milliards. À titre de comparaison, cette somme équivaut à la récente augmentation du budget des Instituts américains de la santé. Je répète : tout ce que le Canada investit ne dépasse pas la simple hausse annuelle d’une des nombreuses agences scientifiques de notre voisin.

« Les Américains n’ont pas seulement adopté l’Inflation Reduction Act, avec ses milliards pour les technologies vertes. Ils ont aussi injecté énormément d’argent dans le Chips and Science Act [sur les microprocesseurs], en plus de hausser le budget de la NASA. »

Bref, il y a urgence de riposter.

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L’argent ne suffira pas. Un autre problème se trouve dans l’éparpillement des fonds pour la recherche. Il y en a trois : pour les sciences humaines, pour la santé ainsi que pour les sciences naturelles et le génie. À cela s’ajoute la Fondation canadienne pour l’innovation.

Cela décourage l’interdisciplinarité. Par exemple, un projet sur la cybersécurité sera divisé en petits morceaux pour obtenir du financement dans chaque fonds de recherche.

Pour les collaborations à l’international, c’est aussi fastidieux. « Les scientifiques qui veulent travailler avec nous ne savent pas à quelle porte cogner », rapporte M. Bouchard.

Enfin, son rapport déplore que le Canada n’ait pas de stratégie précise pour cibler certains enjeux. Les nombreuses stratégies sectorielles se chevauchent dans le désordre.

En résumé : il manque d’argent, de vision et de coordination.

Les experts le répètent depuis des années : avec le vieillissement de la population, la prospérité du Canada passera par l’innovation et la productivité. Pendant que les autres grandes puissances développent une vision claire, le Canada est en réaction. Il saupoudre de l’argent un peu partout, comme dans la technologie fort douteuse de la capture et du stockage du carbone pour apaiser le lobby pétrolier et gazier.

L’équipe de M. Bouchard a travaillé rapidement pour déposer son rapport au début de l’hiver, afin de donner le temps au gouvernement d’en tenir compte dans son budget. Peine perdue.

Les libéraux promettent seulement « d’examiner » les recommandations. Une annonce pourrait venir « au cours des prochains mois », y lit-on. C’est aussi cela que les libéraux assuraient en début de mandat…

Pendant que ses rivaux changent de vitesse, le Canada semble fort heureux de poursuivre sa balade à trottinette.

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