Femmes afghanes

La détresse et l'horreur

Privées de ressources, elles mendient du pain. À Kaboul, où la classe moyenne a basculé dans la misère, c’est la seule aumône qu’elles espèrent recevoir. Devant les boulangeries de la capitale, les Afghanes sont parfois des dizaines à s’agglutiner bras tendus. Et visage couvert. Depuis mai, elles doivent porter le voile intégral. Mis au ban de la communauté internationale, le pays s’enlise dans une crise économique et humanitaire majeure. Mais ses nouveaux maîtres ont une priorité : contrôler la vie des femmes.

De la brève existence de Fatima M. ne reste qu’une stèle de fortune, plantée dans la terre du cimetière chiite de Kaboul. La veille de sa mort, le 1er juin, la jeune femme de 21 ans a été arrêtée dans la rue par une patrouille de talibans. Inquiet de sa disparition, son oncle s’est rendu au commissariat où on lui a signifié que Fatima n’avait rien à faire dehors. Son crime : avoir ignoré la recommandation faite aux femmes de rester à la maison. La consigne a été annoncée un mois plus tôt, dans la foulée du port obligatoire de la burqa. De nouveau convoquée le lendemain, en présence de ses parents, Fatima, terrorisée, n’a pas dormi. Elle n’a pas soufflé mot aux siens des souffrances endurées lors de ce premier interrogatoire. Dans la nuit, sa mère l’a entendue prier. Elle l’a retrouvée au petit matin, dans la cuisine, pendue à l’aide de son voile.

Le cœur en lambeaux, la mère de Fatima hurle de désespoir en s’agrippant à la pierre où est inscrit le nom de sa fille, touche le monticule de terre comme pour se persuader que c’est bien là qu’elle repose désormais.

Son aînée adorée, « profondément joyeuse et courageuse », qui voulait travailler pour aider son père malade et qui a préféré la mort à une vie cloîtrée. « Les talibans nous ont accusés d’avoir tué notre enfant, sanglote-t-elle. Mais ce sont bien eux qui l’ont poussée à en finir. » Arrêté quelques jours après le décès de Fatima, son mari, condamné à payer 60 000 afghanis pour le prix du sang versé, a été relâché contre la promesse écrite de ne jamais parler de l’événement.

Ces derniers mois, une hécatombe silencieuse frappe les Afghanes. Alia Azizi, ancienne directrice de la prison pour femmes de Harat, est portée disparue depuis octobre après s’être rendue à une convocation au commissariat. Fariha, enseignante, a été décapitée le 17 juin dans la province de Kondoz. Frozan, 11 ans, a été découverte morte dans une rue de Kaboul. Nafisa, sage-femme, a été assassinée dans la province de Balkh. Banu Negar, policière, a été abattue à Ghor. Chaque fois, les autorités ont accusé de mystérieuses bandes criminelles ou les familles des victimes.

Contrairement à leur règne précédent, où exécutions et châtiments publics participaient de leur stratégie de la terreur, les talibans 2022 veulent éviter toute mauvaise publicité. Dans l’attente d’une reconnaissance officielle de leur gouvernement, les témoins de leurs exactions sont réduits au silence, les médias muselés.

C’est un homme apeuré que nous rencontrons dans un café discret de Kaboul. Originaire de la province du Badakchan, il conte d’une voix tremblante ce jour de mars, gravé dans sa mémoire. Tôt le matin, des pick-up de la police ont ordonné aux habitants de son village de Nusay de se rassembler au bord de la rivière. Les hommes se sont massés autour d’un trou préalablement creusé dans la neige. Les femmes ont été reléguées sur une colline en surplomb. De là, elles ont entendu un juge religieux annoncer que, la veille, un couple avait été reconnu coupable d’adultère. L’homme a été exécuté. Puis Karima, mère de quatre enfants, a été présentée à la foule, une cagoule nouée par une corde autour de sa burqa. Le juge a jeté la première pierre, aussitôt imité par le chef de la police. Encouragés par les talibans, les spectateurs se sont joints à la curée pendant de longues minutes. Jusqu’à ce que les cris de Karima, qui hurlait son innocence et se disait enceinte, cessent à jamais. Pour cette fois, le régime de Kaboul a rejeté la faute sur des responsables locaux, qui auraient agi hors ordres.

Retour en arrière

Rares sont ceux, comme Jalaluddin Shinwari, à assumer sans ciller que, en dépit de leurs dénégations, ses coreligionnaires n’ont pas changé en 20 ans. « Nous ne devons pas craindre la réprobation de la communauté internationale, juste la colère de Dieu », assène celui qui a officié pendant quatre ans comme procureur général au sein du premier émirat taliban. Ne s’étant vu confié aucune position officielle depuis son rétablissement, probablement amer, sa liberté de parole tranche avec les directives actuelles. L’homme affirme que les « hudud », les peines prescrites par le Coran imposant de couper les mains des voleurs et de lapider les femmes adultères, sont la seule loi qui doit prévaloir. « Si le gouvernement ne l’applique pas, justifie-t-il, la population se fera justice elle-même et les crimes d’honneur augmenteront. »

Les talibans ont vidé les prisons lors de leur offensive victorieuse d’août 2021, libérant leurs combattants ainsi que des membres de l’État islamique, mais également des hommes coupables de violences domestiques. Ils ont depuis fermé les refuges qui abritaient les victimes, aujourd’hui livrées à leurs tortionnaires. Un unique établissement survit à Kaboul, fragile protection maintenue au prix de négociations quotidiennes. Une jolie maison retranchée derrière des barbelés où aucun homme n’est autorisé à pénétrer, à part les gardes qui assurent sa sécurité nuit et jour. On craint autant une vengeance des familles qu’une fermeture qui précipiterait dans le néant sa trentaine de pensionnaires. Nerveuse, une responsable confie recevoir chaque semaine la visite de policiers chargés de veiller au respect des bonnes mœurs. Mais pas seulement : le mois dernier, après avoir été interrogées, deux femmes ont été rendues de force à leurs proches.

Près des escaliers, on tombe sur une silhouette figée comme une statue, le regard désespérément absent.

« Ces femmes arrivent dans un état mental préoccupant. Certaines sont devenues folles sous les coups et les privations. D’autres demeurent prostrées sans prononcer un mot pendant des semaines. »

— La psychologue d’un refuge pour femmes

Selon elle, le retour des talibans aurait conduit à une augmentation des violences familiales provoquées par le sentiment d’impunité comme par les difficultés économiques. Le choix délibéré de punir les hommes pour contraindre les femmes à respecter les nouvelles lois accentue le phénomène. « Les talibans mettent la pression sur les hommes qui la répercutent sur les femmes. Ça a empiré depuis l’obligation du port de la burqa », souffle-t-elle. Pour une fille ou une épouse désobéissante, les fonctionnaires se voient ainsi menacés de licenciement ; les autres, d’une peine de prison. La guerre s’est tue dans les rues pour se déplacer à l’intérieur des maisons.

Moujgan, 14 ans, est arrivée au refuge en mai. Pour nourrir ses frères et sœurs, elle faisait des ménages en secret chez des voisins. Lorsque son père l’a su, il l’a jetée dehors, l’accusant de l’avoir déshonoré. Une autre relate avoir fui son domicile après avoir compris que son mari « aimait trop » leur fille, dit-elle pudiquement en baissant les yeux sur la fillette de 7 ans, assise entre ses jambes. Aux talibans venus l’interroger, elle a affirmé être veuve pour ne pas risquer de lui être rendue. Toutes les occupantes vivent dans la terreur permanente d’être remises à leurs bourreaux. « Plus aucune loi ne les protège, soupire la responsable. Pour les autorités, ce qui compte, c’est l’honneur des familles, pas ces femmes. » Des femmes coupables, par principe. Seul ressort logique de cette justice archaïque méthodiquement rétablie.

Fixation sur les femmes

On pourrait penser les talibans fort occupés : le système bancaire s’est effondré, l’État islamique au Khorassan, version afghane de Daech, a recommencé ses attentats sanglants et, 10 mois après leur retour au pouvoir, aucun pays n’a reconnu leur gouvernement. C’est pourtant sur la restriction de la liberté des femmes qu’ils concentrent l’essentiel de leurs efforts. Les uns après les autres, variant selon les provinces, les décrets tombent comme autant de clous vissés sur un cercueil : interdiction d’étudier, de travailler, de voyager, de prendre un taxi sans être accompagnée, de fréquenter les jardins publics en dehors des jours impartis et même, récemment, de prier à la mosquée.

Pourtant, celles que l’on voudrait voir disparaître se retrouvent, ironiquement, au centre d’âpres discussions entre les différentes composantes du mouvement islamiste. Longtemps, le problème des talibans c’était les autres, unis qu’ils étaient dans la même détestation de l’Occident mécréant et de ses pantins installés à Kaboul. Mais, en l’espace de deux décennies, certains sont allés à Doha, d’autres ont acheté un téléviseur, adoptant quelques avantages du monde moderne jugés « haram » par la première génération. Ces dissensions internes se sont traduites par une série d’annonces contradictoires, comme la fermeture des écoles secondaires pour filles en mars dernier, quelques heures après leur réouverture tant espérée. Aux yeux de l’aile dure, il est inenvisageable d’avoir combattu tant d’années pour former de nouvelles générations susceptibles de revendiquer des droits.

Les débats ne portent évidemment pas sur une inconcevable égalité entre hommes et femmes, mais sur la marge de liberté qu’il convient d’accorder à ces dernières : faible ou totalement inexistante ?

La ligne ultra-rigoriste qui se dessine depuis plusieurs semaines émanerait de Kandahar, province du sud du pays, berceau du mouvement. Aujourd’hui, elle abrite la vieille garde autour du fantomatique Haibatullah, le guide suprême que personne n’a jamais aperçu, mais dont la signature est apposée chaque décret. Laboratoire du pouvoir taliban, la ville incarne le futur effrayant qui attend Kaboul, encore subtilement imprégné par 20 ans de présence étrangère. La capitale d’un monde orwellien où tout est interdit.

Dans les rues grouillantes de Kandahar, le statut des femmes s’illustre à travers la place qui leur échoit à bord des taxis : dans le coffre, par 40 °C et sous une burqa – les banquettes étant réservées aux seuls hommes. Dans les venelles du bazar, une affiche encourage la dénonciation auprès du ministère du Vice et de la Vertu de celles qui ne portent pas la burqa. Le décret la rendant obligatoire est pourtant un non-événement dans ce fief pachtoun ultra-conservateur où rien n’a changé entre les deux règnes des talibans. « Sauf la sécurité, l’unité et la dignité retrouvées », corrige, souriant, le responsable local du ministère de l’Information, organe chargé d’encadrer le travail des journalistes étrangers. Barbe noire assortie à son turban, le fonctionnaire s’offusque de l’attention portée aux droits des femmes. « Grâce à nous, elles ne sont plus échangées comme une vulgaire marchandise en cas de désaccord entre deux familles », oppose-t-il. Omettant de préciser qu’en contrepartie ces dernières sont désormais plongées sous le joug de nouvelles lois qui ont transformé leurs existences, déjà peu enviables, en cauchemar éveillé.

Dans le quartier pour femmes de la prison de Kandahar, une trentaine de détenues ont été alignées le long d’un muret sous une chaleur suffocante. Shiva s’avance, souriante malgré tout, pressée de raconter son histoire avant que la surveillante ne l’en empêche. Arrêtée dans une voiture en compagnie d’un homme qui n’était pas de sa famille, l’adolescente de 16 ans a été condamnée à huit mois de détention. Sa voisine, elle, chuchote à voix basse s’être enfuie de chez elle en 2018 pour se marier avec un homme de son choix, dont elle a eu depuis deux enfants. Profitant du retour des talibans, l’un de ses frères l’a dénoncée et la jeune femme a été jetée en prison. Samira, 21 ans, a été arrêtée avec son amoureux alors qu’ils tentaient de fuir pour se marier à Kaboul. Sa peine de huit mois vient de s’achever. Elle devrait être dehors, mais « ma famille ne veut pas me reprendre, explique-t-elle, épongeant les larmes qui coulent sous sa burqa crasseuse. Si je sors, ils me tueront ».

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