red kelly

Le hockeyeur-politicien

Ottawa — Leonard Red Kelly a toujours détonné dans le monde conventionnel du hockey.

Il a été l’un des meilleurs défenseurs de sa génération (et le premier lauréat du trophée Norris) avant de jouer huit saisons au centre.

À la fin des années 50, longtemps avant les premières conventions collectives, il a menacé de prendre sa retraite pour annuler un échange qui l’envoyait à New York.

Au Canada anglais, il est connu des amateurs de hockey comme le joueur n’ayant pas porté l’uniforme du Tricolore qui a gagné le plus de Coupes Stanley (huit).

Mais son exploit le plus singulier reste d’avoir siégé trois ans comme député fédéral à la Chambre des communes… alors qu’il jouait pour les Maple Leafs de Toronto !

Au printemps 1962, Red Kelly vient de gagner sa cinquième Coupe Stanley, sa première avec les Maple Leafs, quand il décide de faire le saut en politique comme candidat du Parti libéral du Canada dans York West, une circonscription de la région de Toronto qui avait voté conservateur depuis deux décennies. C’est un ami commun qui lui a fait rencontrer le leader libéral Lester B. Pearson.

Un mince détail complique toutefois son entrée en politique : à 35 ans, Red Kelly ne veut pas accrocher ses patins.

« Je ne pensais pas pouvoir faire les deux. Mais si je pouvais me faire élire et aider à l’élection de M. Pearson, je pensais qu’il serait bon pour le pays. »

— Red Kelly, en entrevue à La Presse

Sa popularité aidant, Red Kelly remporte son élection en 1962. Il est réélu en 1963, défaisant cette fois-ci un candidat conservateur du nom d’Alan Eagleson, un agent de joueurs qui deviendra plus tard président de l’Association des joueurs de la LNH (et qui sera condamné pour fraude). Certains de ses coéquipiers appuyaient Eagleson. « Nous l’avons planté ! », dit Red Kelly avec satisfaction aujourd’hui. Peut-être parce qu’à l’époque, il n’avait pas pu célébrer sa réélection : il jouait le premier match de la finale de la Coupe Stanley le lendemain.

Jouer le ventre vide

Red Kelly passera trois ans entre les patinoires de la LNH, la Chambre des communes à Ottawa et sa circonscription à Toronto. « Je n’ai jamais manqué un match ni un vote à la Chambre », dit-il avec fierté à La Presse. (En réalité, il a manqué six votes, mais son assiduité était largement supérieure à celle de ses collègues députés.)

Quand les Leafs ne disputaient pas de match, il pouvait s’entraîner le matin avec les Leafs, prendre l’avion pour Ottawa, s’acquitter de ses tâches parlementaires, puis reprendre le dernier avion pour Toronto. Les Maple Leafs jouaient les samedis, dimanches et mercredis (et parfois les jeudis à Montréal). La Chambre des communes ne siégeait pas le week-end, mais les matchs en semaine donnaient lieu à une routine probablement unique dans l’histoire de la Ligue nationale de hockey. Une routine qui forçait le principal intéressé à sauter sur la patinoire le ventre vide.

« Mercredi, la Chambre commençait à siéger à midi et comme nous étions un gouvernement minoritaire [à partir de 1963], je devais être en Chambre pour les votes jusqu’à 18 h. J’avais un chauffeur qui me conduisait jusqu’à l’aéroport, je prenais l’avion jusqu’à Montréal et un autre chauffeur m’attendait à Montréal. »

« J’arrivais généralement au Forum quand mes coéquipiers embarquaient sur la patinoire pour l’échauffement. Je n’avais pas soupé, je n’avais pas eu mon steak, mais j’enfilais mes patins. Après le match, je devais revenir à Ottawa. »

— Red Kelly

Le débat du drapeau

Durant sa carrière politique, Red Kelly a été l’un des députés qui ont favorisé l’adoption de l’actuel drapeau canadien. Il avait attendu un an avant de prononcer un discours à la Chambre des communes, mais sa première intervention était un plaidoyer en faveur d’un nouveau drapeau. « C’était le temps d’avoir son propre drapeau », se souvient Red Kelly.

Or, le drapeau précédent, le Red Ensign avec le Union Jack britannique dans le coin supérieur gauche, avait beaucoup de défenseurs, notamment chez les citoyens attachés à la Grande-Bretagne. À Toronto, un homme très influent voulait notamment garder le Red Ensign comme drapeau : le propriétaire des Maple Leafs, Conn Smythe.

Le gouvernement Pearson ayant permis un vote libre, Conn Smythe avait écrit à tous les députés fédéraux pour tenter de les convaincre. Et il avait justement un député parmi ses joueurs chez les Leafs. « J’ai eu plusieurs discussions avec M. Smythe, se rappelle Red Kelly. Il avait servi durant la guerre, je n’avais pas d’arguments durant notre première réunion, mais nous avons ensuite eu un caucus des députés et j’étais revenu avec plusieurs arguments pour M. Smythe. Il a écouté. Mais la semaine suivante, il avait de nouveaux arguments ! »

Malgré les objections de son employeur, Red Kelly a voté en faveur de l’unifolié, adopté comme drapeau officiel du Canada en 1965. « J’ai grandi en étant fier d’être canadien, dit-il. Nous avons eu le drapeau, c’était quelque chose de spécial pour moi. »

Une carrière dans le monde des affaires

En 1965, Red Kelly prend sa retraite de la politique. Il a gagné deux fois la Coupe Stanley en trois ans pendant qu’il siégeait à la Chambre des communes. Il continuera à jouer pour les Maple Leafs pendant deux saisons de plus. Après sa retraite en 1967 – l’année où les Leafs ont gagné leur dernière Coupe Stanley –, il passe les 10 saisons suivantes comme entraîneur-chef dans la Ligue nationale, à Los Angeles, Pittsburgh puis Toronto.

En 1977, dans la jeune cinquantaine, il amorce une carrière dans le monde des affaires comme dirigeant de CAMP Systems, une entreprise de systèmes d’entretien pour avions privés qui a été fondée par sa belle-famille et qu’il a revendue en 1997 au fonds privé new-yorkais Blackstone Group. Le sport reste toutefois présent dans la famille Kelly : son fils Patrick a participé aux Jeux olympiques d’Albertville (1992) et Lillehammer (1994) pour le Canada en patinage de vitesse.

En octobre dernier, alors qu’il lançait son autobiographie, Red Kelly a fait un saut à la Chambre des communes pour la période de questions. L’occasion de se rappeler de bons souvenirs, même si la politique a été un intermède de sa vraie passion. « J’adorais jouer au hockey, ç’a été dur de laisser aller [ce sport], dit l’homme de 89 ans, qui a chaussé les patins jusqu’à ce qu’il devienne octogénaire. Mais quand vous devenez plus vieux… »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.