Derrière la façade de Jordan Bardella

Il paraît bien, il parle bien, il plaît. Mais derrière cette façade, qui est vraiment Jordan Bardella, jeune président du Rassemblement national ? Dans son livre Le grand remplaçant, le journaliste d’investigation Pierre-Stéphane Fort déconstruit l’image lisse de celui qui sera peut-être le prochain premier ministre de la France. Entrevue.

Jordan Bardella n’a que 28 ans. Comment expliquez-vous son ascension rapide ?

Il n’a que 28 ans, mais il a déjà 12 ans de carrière politique. Il a été deux fois conseiller régional d’Île-de-France. Il vient de terminer un mandat de cinq ans au Parlement européen. Ce n’est pas un nouveau venu. Ce qu’il faut savoir, c’est que derrière Jordan Bardella, il y a Marine Le Pen.

Que voulez-vous dire ?

Qu’il ne serait pas là où il est aujourd’hui sans le soutien total et continu de Marine Le Pen depuis 2017. Le Rassemblement national (RN) a investi beaucoup d’argent sur lui, en média training, puis en storytelling, pour en faire une figure jeune et séduisante. Ils ont fait en sorte que Jordan Bardella incarne la stratégie de dédiabolisation du RN voulue par Marine Le Pen.

Il est un peu le fer de lance de cette dédiabolisation ?

Il l’incarne. Très jeune, il a compris qu’il y avait des postes à prendre au RN pour de jeunes loups dédiabolisés. Exit les skinheads et les racistes trop voyants. Place à la jeune génération un peu rafraîchie. Ça a fonctionné. Marine Le Pen l’a remarqué pour ça. Physiquement, il présente bien. Il ne dérape jamais, même s’il adhère publiquement à la théorie du « Grand Remplacement », qui est profondément xénophobe, complotiste et raciste.

Bref, il n’est peut-être pas le « gendre idéal » que l’on décrit souvent…

Il y a une vitrine marketing qui a été travaillée de longue date et prise en main par des professionnels. Mais derrière le vernis de la communication, on voit un jeune homme qui est au RN depuis l’âge de 15 ans, qui est imprégné de la pensée lepéniste de Jean-Marie Le Pen [fondateur du parti et père de Marine]. Il s’est initié à la politique entouré de radicaux, de gens ouvertement antisémites, racistes ou homophobes. Ce que je révèle aussi dans mon livre, c’est le compte Twitter anonyme qu’il a mené entre 2015 et 2017, une publication aux relents xénophobes, homophobes et racistes, sur lequel il citait même Alain Soral, qui est en France un antisémite notoire.

Il aurait donc évolué dans une constellation proche du néonazisme ?

Surtout, ne me faites pas dire que Bardella est néonazi. Je ne dis pas ça. Mais il est clair que certains de ces réseaux l’ont porté jusque-là, notamment un certain Frédéric Chatillon, qui a été son beau-père et surtout cadre du GUD [Groupe union défense], un syndicat étudiant d’extrême droite [officiellement dissous la semaine dernière par le ministère de l’Intérieur]. Frédéric Chatillon a amené un antisémitisme très fort au sein du GUD. Il a organisé des soirées pyjamas rayés pour se moquer de la Shoah, des repas pour l’anniversaire de Hitler. Il n’a jamais renié cet engagement… Ces gens se sont occupés de la communication de Bardella à travers l’entreprise e-politic, qui est liée par actionnariat à la galaxie du GUD. Ils ont usé de leur influence pour le faire monter au sein de l’appareil du RN, donc il est redevable vis-à-vis de ces réseaux. Ils sont toujours proches. Chatillon et Bardella passent régulièrement leurs vacances ensemble sur la Côte d’Azur.

Jordan Bardella a grandi dans le « 93 », en région parisienne. Qu’est-ce que cela nous dit sur le personnage ?

Le 93 est le département de France où il y a le plus d’immigration. Il a grandi dans la cité Gabriel Péri, à Saint-Denis, avec une mère plutôt modeste, qui travaillait comme personnel d’entretien dans une école. Il a construit tout son storytelling là-dessus afin de parler aux classes populaires. En revanche, il a complètement occulté l’autre moitié de sa vie, c’est-à-dire son père. Ses parents ont divorcé quand il avait 3 ans. Même s’il vivait avec sa mère au quotidien, son père était présent. Il a sans doute financé ses études dans un établissement catholique privé. Il lui a offert une voiture à 19 ans. Il lui a mis à disposition un appartement quand il avait 20 ans. En réalité, il a eu un pied dans deux milieux.

Dans votre livre, vous décrivez presque Bardella comme une créature de laboratoire. Vous dites qu’on lui a appris à sourire, à être chaleureux, à débattre, à se montrer dans les médias. Est-ce que la créature est en train d’échapper à ses créateurs ?

Non, je ne pense pas. Jordan a 28 ans, n’a jamais travaillé de sa vie en entreprise. Pas fait d’études supérieures. Jamais géré un département, une région, une ville, un ministère. Il a montré assez peu d’implication dans ses activités d’élu. On peut légitimement se demander s’il a les épaules pour diriger un pays. S’il prend Matignon [la résidence du premier ministre], la véritable première ministre sera Marine Le Pen. Il n’est plus une marionnette, mais il reste son instrument, son porte-parole. Il n’a pas d’autonomie politique réelle.

Au fond, votre livre ressemble à un avertissement pour les Français. Attention, sachez pour qui vous allez voter…

Ce n’est pas faux. Au début, quand j’ai commencé, j’étais un peu comme tout le monde, je voyais l’image de ce jeune homme gominé, bien propre, costard chic et tout. Au fil de mon enquête, j’ai découvert qui était derrière lui, quels étaient ses réseaux, toute la fabrication du produit Bardella. Petit à petit m’est apparu le fait qu’il est une vitrine, l’arbre qui cache la forêt, mais que derrière Bardella, ce sont toujours les mêmes. C’est le courant lepéniste historique qui est là depuis 40 ans, dont on connaît les idées. Ce qui me paraît clair, après un an et demi d’enquête sur ce milieu, c’est que si Jordan Bardella entre à Matignon, il faudra bien qu’il nomme des ministres, des préfets, des gens clés à des postes clés. Ça me paraît évident, au regard de son parcours, que les radicaux seront là, dans son sillage, et obtiendront des postes importants. Quelle sera leur influence au plus haut sommet de l’État ? Ce sera un rôle officiel ou un rôle discret de visiteurs du soir ? C’est là toute la question…

Ultimes tractations pour priver l’extrême droite du pouvoir

Au lendemain de la poussée historique de l’extrême droite aux législatives en France, qui suscite crainte ou intérêt en Europe, les désistements de candidats entre gauche et droite se sont multipliés lundi pour l’empêcher d’obtenir la majorité absolue au second tour.

Les candidats encore en lice ont jusqu’à ce mardi 12 h (heure de l’Est) pour se retirer au profit d’un rival et espérer ainsi barrer la route à un représentant de l’extrême droite.

Car s’il obtient la majorité absolue des 577 députés de l’Assemblée à l’issue du second tour dimanche, le Rassemblement national (RN) de Jordan Bardella et Marine Le Pen sera appelé à former un gouvernement, mettant l’extrême droite au pouvoir en France pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale.

Lundi, 155 candidats de gauche ou du camp présidentiel d’Emmanuel Macron qualifiés pour le second tour s’étaient déjà désistés, selon un décompte provisoire de l’AFP.

Parmi eux, une majorité de représentants de l’alliance de gauche Nouveau Front populaire (NFP), ainsi que trois ministres. Tous sont engagés dans des triangulaires (trois candidats qualifiés) et arrivés en troisième position dans des circonscriptions où le RN pourrait l’emporter.

« Grand danger »

Trois semaines après le séisme provoqué par la dissolution de l’Assemblée nationale par le président Macron, le RN a engrangé dimanche plus de 10,6 millions de voix, soit 33,1 % des suffrages, un niveau historique si l’on excepte le second tour de la présidentielle de 2022.

Un résultat qui suscite l’inquiétude de partenaires européens de la France. « Personne ne peut rester indifférent […] si chez notre tout proche partenaire et meilleur ami, un parti qui voit dans l’Europe le problème et non la solution arrive largement en tête », a déclaré la cheffe de la diplomatie allemande, Annalena Baerbock.

Le premier ministre polonais, Donald Tusk, a de son côté évoqué un « grand danger » pour la France et l’Europe.

Mais d’autres se félicitent, à l’instar de la dirigeante d’extrême droite italienne Giorgia Meloni, qui s’est réjouie que la « diabolisation » ne fonctionne plus.

La Russie de Vladimir Poutine, de son côté, a indiqué suivre « de très près les élections en France ».

« Nous avons pleinement confiance dans l’institution et les processus démocratiques de la France », a réagi Washington, soucieux de poursuivre une « coopération étroite » avec Paris.

Le camp présidentiel en déroute

Trente-neuf députés d’extrême droite, dont sa figure de proue Marine Le Pen, ont été élus dès le premier tour. Le parti et ses alliés sont en tête dans une majorité de circonscriptions.

La coalition de gauche du NFP a obtenu 27,99 % des suffrages et compte déjà 32 élus. Le camp présidentiel – qui disposait d’une majorité relative dans la précédente assemblée – a, lui, été mis en déroute, en troisième position, avec seulement 20,8 % des suffrages.

Le président du RN, Jordan Bardella, 28 ans, a demandé aux Français de lui donner les clés du pouvoir. « Il nous faut une majorité absolue », a abondé Marine Le Pen, fille de Jean-Marie Le Pen, dirigeant historique et cofondateur en 1972, avec deux ex-membres des Waffen-SS, du Front national (devenu RN en 2018).

Obsédé par l’immigration et les juifs, farouche partisan de l’Algérie française, Jean-Marie Le Pen a été condamné plusieurs fois pour ses dérapages. Sa fille a lancé depuis une décennie une stratégie de dédiabolisation et de normalisation du sulfureux parti.

« Cacophonie »

Alors que le traditionnel « front républicain » contre l’extrême droite apparaît moins systématique que par le passé, l’alliance de la gauche dénonce la « cacophonie » au sein de la majorité présidentielle.

« Nous avons sept jours pour éviter à la France une catastrophe », a déclaré le député européen social-démocrate Raphaël Glucksmann, appelant tous les candidats arrivés en troisième position à se désister au second tour.

Mais pour son allié de la gauche radicale La France insoumise (LFI), cela vaudra seulement là où le RN est « arrivé en tête », a précisé son chef de file Jean-Luc Mélenchon.

Dans le camp présidentiel, la ligne semble moins claire encore. Lors d’une réunion des membres de son gouvernement lundi, M. Macron ne leur a pas donné de consigne claire, selon plusieurs sources ministérielles.

Mais selon un participant, il a affirmé que « pas une voix » ne devait « aller à l’extrême droite », soulignant que la gauche s’était mobilisée face au RN en 2017 et en 2022, lui permettant les deux fois d’être élu président.

Si plusieurs candidats macronistes arrivés troisièmes ont déjà annoncé leur retrait, quelques-uns entendent se maintenir.

Et la majorité sortante peine à s’exprimer d’une seule voix quand il s’agit de soutenir un candidat LFI, repoussoir pour les électeurs centristes et certains au sein de la gauche, en raison des outrances de Jean-Luc Mélenchon.

Sa formation est accusée d’antisémitisme et un responsable syndical l’a qualifié d’« idiot utile de tous ceux qui ne veulent pas se désister ».

Après s’être qualifié en quarts de finale de l’Euro de football en Allemagne, le défenseur de l’équipe de France Jules Koundé a appelé à « faire barrage à l’extrême droite et au Rassemblement national ».

Voter RN ou LFI, « deux Frexit déguisés », selon Bruno Le Maire

Le ministre sortant de l’Économie, Bruno Le Maire, a mis en garde contre le vote en faveur du Rassemblement national (RN) ou de La France insoumise (LFI) au deuxième tour des législatives, qu’il assimile à « deux Frexit déguisés » dans l’édition du Figaro à paraître ce mardi. « Soyons lucides : les extrêmes nous excluent de la construction européenne, en renégociant notre contribution européenne pour les uns, en bafouant les règles budgétaires de la zone euro pour les autres. Ce sont deux Frexit [sortie de la France de l’Union européenne] », a-t-il asséné. « Je ne mets pas de signe égal entre le RN », arrivé en tête du premier tour des législatives dimanche, et LFI, « qui ont des histoires différentes », nuance toutefois M. Le Maire.

— Agence France-Presse

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