GRANDE ENQUÊTE LE DRAME IGNORÉ DES ENFANTS AUTOCHTONES

Hanté par les cris

Vous n’avez jamais entendu parler de cette histoire.

Pourtant, ce drame qui a décimé toute une famille s’est déroulé au Québec. Et l’horreur du geste commis par un père intoxiqué rappelle un peu l’affaire Guy Turcotte.

Sauf que la tragédie s’est jouée à 1400 km de Montréal, à Whapmagoostui, dans le Nord-du-Québec. Cette communauté crie – jumelée au village inuit voisin de Kuujjuarapik – est située sur le bord de la baie d’Hudson.

À peu près seuls les journaux locaux autochtones s’y sont intéressés.

Dawson, 6 ans, et son frère Peter, 7 ans, ont été poignardés à mort par leur père.

Selon une enquête inédite de La Presse, 259 enfants et adolescents autochtones sont morts dans des circonstances violentes ou obscures au Québec depuis l’an 2000. De ce nombre, huit jeunes ont été assassinés, dont les frères Dawson et Peter Tooktoo.

Leur mère Minnie Natachequan a aussi été tuée dans une scène qui faisait penser au film d’horreur Massacre à la tronçonneuse, selon l’un des premiers répondants dépêchés au domicile familial cité par un média inuit.

Beaucoup de gens à Whapmagoostui et à Kuujjuarapik – les deux communautés sont composées au total de 1400 personnes – connaissaient les problèmes de Peter Jr. Tooktoo. L’Inuit de 35 ans, violent et alcoolique, avait déjà été condamné dans le passé pour des menaces de mort et des voies de fait.

Plus d’une fois, Minnie Natachequan, 37 ans, a dû se réfugier d’urgence avec ses enfants dans la maison pour femmes en détresse du village. Au moment du triple meurtre, le couple était séparé.

Tooktoo n’acceptait pas la rupture. Il était menaçant au point où la police lui avait interdit de remettre les pieds à la résidence familiale. Les services sociaux étaient aussi engagés dans le dossier.

Cela n’a pas empêché le pire de se produire.

À GLACER LE SANG

Dans la soirée du 21 août 2008, Tooktoo s’est rendu chez son ex-conjointe. À un certain moment, ils ont quitté la maison ensemble pour aller dans un bar. Austin, fils aîné de Mme Natachequan  – âgé de 14 ans à l’époque –, est venu garder ses demi-frères.

L’accusé et la victime sont rentrés à la maison ensemble vers 5 h du matin, selon la preuve dévoilée en cour et consultée par La Presse. Ils ont bu une bouteille de vodka et une vingtaine de bières durant la nuit. Des témoins qui les ont vus plus tôt ce soir-là ont dit à la police que tout semblait « normal » entre eux.

À l’arrivée de sa mère et de son ex-beau-père, Austin a demandé de l’argent et la clé du véhicule pour aller s’acheter à déjeuner.

À son retour vers 8 h, l’adolescent a compris que quelque chose de « vraiment sérieux » était en train de se produire.

« Je n’oublierai jamais les cris que j’ai entendus ce jour-là. Ils me hantent depuis. »

— Austin, fils et frère des victimes

L’adolescent, que La Presse a joint par téléphone à Whapmagoostui où il vit toujours, a voulu défoncer la porte verrouillée de la maison, mais quelque chose l’a retenu. « Je pense que c’est mieux comme ça. Je ne crois pas que j’aurais pu me remettre de ce que j’aurais vu », dit le jeune homme qui a aujourd’hui 21 ans.

Paniqué, il s’est rué chez sa tante pour prévenir la police. Lorsque les policiers sont arrivés, il était trop tard.

Le salon et la cuisine étaient maculés de sang. Les trois victimes – poignardées de nombreuses fois – n’ont eu aucune chance. Tooktoo a tenté de se suicider, mais il a été secouru à temps.

D’abord inculpé de trois meurtres prémédités, le père de famille a finalement reconnu sa culpabilité à des accusations réduites d’homicide involontaire cinq ans plus tard. Encore aujourd’hui, il dit qu’il a eu un « black out » cette nuit-là. Il ne se souvient de rien.

Une soixantaine de personnes se sont entassées dans la petite salle d’audience aménagée pour l’occasion dans le village cri pour assister au jugement sur la peine. Plusieurs pleuraient. À son tour de prendre la parole, l’accusé a brandi une photo de ses fils et de son ex-conjointe.

« C’est très difficile pour moi de regarder cette photo. Si je n’avais pas bu, rien de tout cela ne serait arrivé. J’y pense tous les jours », a-t-il dit d’une voix à peine audible, étranglée par les sanglots. Il a demandé pardon à son peuple.

« J’aimerais tellement revenir en arrière. Je n’aurais pas dû boire autant. »

—Peter Jr. Tooktoo, reconnu coupable du meurtre de ses deux enfants et de son ex-conjointe

L’Inuit, condamné à purger 30 ans de prison, a promis qu’il deviendrait sobre pour un jour revenir vivre parmi les siens.

AUDIENCE CRÈVE-CŒUR

Dans toute sa carrière d’avocat de la défense, Clément Monterosso n’a jamais pris part à des audiences aussi crève-cœur. « La famille pleurait. Mon client pleurait. Chaque phrase était traduite en inuktitut, en cri et en anglais pour s’assurer que tout le monde comprenne, alors chaque détail de la tragédie était martelé trois fois », se souvient l’avocat qui a défendu M. Tooktoo.

Le juge qui présidait l’audience était aussi très émotif. « Je vous assure que je partage votre douleur et votre désespoir », a insisté le juge François Huot auprès de la famille Natachequan.

Puis, d’un ton plus ferme, le magistrat s’est adressé à l’accusé : « Cette histoire est causée par votre dépendance à l’alcool et à la violence. Mois après mois, année après année, vous devrez vivre avec le poids de ce que vous avez fait. Vous allez porter ce poids jusqu’à votre propre mort. C’est votre principale peine. »

Assis dans les premières rangées avec le reste de sa famille, le grand-père des petites victimes, Matthew Natachequan, a choisi de lui pardonner. « Quoi qu’il m’arrive dans la vie, je ne vais pas en vouloir à cette personne. Je ne vais pas le retenir contre elle dans mon cœur », a expliqué en cri le septuagénaire qui dit s’en remettre à Dieu pour surmonter cette épreuve.

« C’est parfois très difficile pour moi de penser que mes petits-fils ont été témoins de toute cette violence », a souligné le vieil homme qui est resté digne durant tout son témoignage.

INCAPABLE DE PARDONNER

Austin, lui, refuse de pardonner au meurtrier de sa mère et de ses petits frères.

« J’éprouve encore beaucoup de colère. Je préfère ne pas penser au moment où il sera libéré et me concentrer sur les souvenirs heureux que j’ai de mes petits frères et de ma mère. »

— Austin

En 2013, le même été où Tooktoo a avoué ses crimes, Austin et son grand-père ont pris part à une grande marche symbolique de près de 100 km dans le territoire cri pour promouvoir la non-violence. « Je n’étais pas le seul à avoir vécu des épreuves. Je voulais entendre leurs histoires. C’était une façon pour moi de poursuivre ma guérison », dit le jeune homme très mûr pour son âge.

La nuit du drame, Austin s’est senti terriblement impuissant. Il s’est juré qu’il allait consacrer le reste de sa vie à « aider les gens ». Il est devenu pompier volontaire comme sa mère l’était. « Je suis ses traces. Elle était une femme très généreuse », dit-il avec de la fierté dans la voix.

Aujourd’hui, Austin est lui-même père d’un petit garçon. « J’espère vraiment qu’il aura une vie plus facile que la mienne. Je vais être là pour qu’il fasse les bons choix », dit le jeune papa.

LAXISME DES LEADERS

L’alcool fait des ravages dans ce village où il y a deux bars, dont l’un est la propriété d’une société foncière inuite.

En 2005, fortement intoxiqué et armé d’un fusil de calibre 12, un adolescent de 17 ans a tiré plusieurs coups de feu sur deux autres jeunes du village après une banale dispute au sujet d’une fille. Sa mère a tenté d’arrêter la tuerie, sans succès. Timothy Fleming, 17 ans, est mort alors qu’un jeune de 15 ans a été défiguré.

Le jeune meurtrier – qui consommait alcool et drogues depuis l’âge de 12 ans – s’adonnait à la contrebande d’alcool pour vivre.

À l’époque, un juge de la Cour du Québec a critiqué le laxisme de certains leaders au sujet de l’accès à l’alcool et aux armes à feu : « Je me dois de souligner que les autorités inuites, qui sont au courant de l’impact sur les membres de leurs communautés de l’abus d’alcool et de la violence qui en découle, permettent les bars sur leur territoire alors que les autorités cries ont adopté une autre approche, les interdisant. »

« Peut-on s’entendre pour dire que cette tragédie est suffisamment dramatique pour provoquer un changement d’approche concernant l’accès à l’alcool et aux armes à feu ? », a demandé le juge Daniel Bédard dans sa décision condamnant l’adolescent de 17 ans à une peine de 12 ans de prison.

Le changement majeur n’a pas eu lieu.

Trois ans plus tard, après avoir passé une partie de sa soirée dans un bar du village, Peter Jr. Tooktoo assassinait ses enfants et son ex-conjointe. Le meurtrier avait perdu sa propre mère quelques mois plus tôt, tuée par un chauffard soûl.

Cet accès facile à l’alcool cautionné par une société chargée de veiller aux intérêts des autochtones agace aussi le chef de Whapmagoostui, Stanley George. « Je suis surpris et déçu que certains membres de la communauté applaudissent encore l’existence de deux bars lorsqu’on sait que la grande majorité de nos problèmes sociaux, de santé et de criminalité sont liés à la consommation d’alcool », a-t-il souligné récemment en entrevue à un média cri.

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