Chronique

Les excès de l’accès

Il était une fois, il y a très longtemps, quelqu’un, couché dans son lit, qui entend à la radio la nouvelle chanson de son groupe préféré. Il capote. Il aime ça. Il veut se la procurer. Il se lève. Il s’habille, sort de chez lui, prend l’autobus, entre chez le disquaire, achète l’album et retourne à la maison l’écouter.

Il a dépensé des sous et consacré une heure de sa vie pour obtenir un peu de musique. Il ne le regrette pas. Il est content. On a mis quelqu’un au monde, on devrait peut-être l’écouter, hee haw !

Puis un jour, arriva le web. Ou, pour être plus précis, le web existait depuis un petit bout, mais seulement l’armée et les universités s’en servaient pour échanger des données sérieuses. Jusqu’à ce qu’on songe à y partager des affaires le fun. C’est la musique qui a amené les gens sur l’internet. Il n’y a rien comme le chant des sirènes pour attirer quelqu’un.

Soudain, pour obtenir le dernier hit, plus besoin de s’habiller, de sortir, de prendre le bus. Même plus besoin de payer. On pouvait rester tout nu devant son ordinateur, naviguer sur l’autoroute électronique et on finirait bien par le trouver quelque part. I gotta feeling, ouh, ouh !

Était-ce légal ? Pas clair. Mais c’était là. Chez nous. Dans notre ordi à nous. Dans notre maison à nous. On n’entrait nulle part par effraction. On ne se déplaçait même pas d’un pas. On ne faisait que prendre ce qui se présentait devant nous. Comme on prend une pomme à un pommier. Parce qu’elle est accessible.

L’industrie de la musique a été complètement chamboulée par cette nouvelle façon d’accéder à son produit. Il doit bien y avoir un moyen de se protéger ? De réglementer ? Les législateurs n’ont pas bougé. Bienvenue au nouveau millénaire ! Y’a rien à faire. Et puis, ce ne sont que des chansons. Débrouillez-vous !

Pendant un temps, on allait sur l’internet pour mettre la main sur les affaires des autres : musique, vidéos, infos. Puis un jour, des petits génies se sont dit : « On va créer des plateformes où les gens vont mettre leurs affaires à eux sur l’internet pour les montrer aux autres. » Vanité, vanité. Les réseaux sociaux sont nés.

L’internet est maintenant une autoroute avec, tout le long du chemin, des milliards de panneaux sur lesquels chacun de nous s’affiche.

Avant, quand on voulait montrer ses photos à quelqu’un, il fallait l’inviter à souper et, rendu au digestif, on se risquait à dire : « Veux-tu voir mes photos de voyage ? » La personne, pour nous faire plaisir, disait oui, et on se tapait l’album au complet. Aujourd’hui, on n’est pas revenu de Floride que tous nos amis ont vu et commenté nos photos de Floride.

Accessible. Notre vie est désormais aussi accessible qu’une chanson.

Cette semaine, l’ami de tous les amis Facebook, Mark Zuckerberg, a fait son mea-culpa. Il a laissé la firme Cambridge Analytica utiliser les données personnelles de 50 millions d’Américains au bénéfice de la campagne électorale de Donald Trump. Scandale ! L’ami Mark a dit qu’il va tout faire pour que ça ne se reproduise plus. Bien sûr ! Hâte de voir ça.

Depuis la création, l’humain a toujours trouvé une façon de protéger ses biens. Il a mis une grosse roche devant sa grotte. Il a caché son argent dans son bas de laine. Puis dans un coffre-fort. On pouvait toujours les voler, mais c’était pas évident. Ça prenait des instruments, de la dynamite. Aujourd’hui, en quelques clics, on peut hacker le Pentagone. Alors imaginer le compte Facebook de mon oncle Maurice.

Bienvenue dans le monde immatériel. Des milliards de données, ça se siphonne en quelques secondes. Pas besoin de mettre tout ça dans des gros sacs verts.

Cambridge Analytica s’est juste permis de prendre ce qui lui était facilement accessible. Pas besoin d’aller fouiller dans notre bureau. C’était là. Ils l’ont pris. Comme on prend un pommier dans une pomme.

Au début du Net, on détournait une chanson de Britney Spears, aujourd’hui on détourne les élections américaines.

On va peut-être commencer à penser à civiliser le wild wild web. Mais la tâche est énorme.

Parce que le mot « personnel » ne fait pas partie du dictionnaire de la Toile. Bien sûr, tu peux régler tes paramètres pour que seulement ta famille voie la photo de toi avec un abat-jour sur la tête. Mais ne sois pas étonné si ton patron la voit aussi. Si tu ne veux pas que quelque chose soit vu ou connu, faut pas le mettre sur Facebook. Facebook n’est pas un journal intime. Un journal intime, c’est un livre avec une clef, caché en dessous de ton lit. Quand tu mets de quoi sur Facebook, y’a 2 milliards de personnes en dessous de ton lit. Faut pas que tu l’oublies.

On n’est qu’au début de la fulgurante révolution technologique qu’est l’internet. Comme toute révolution, ça commence avec bien des excès.

Dans 10 ans ou dans 50 ans, on aura peut-être la situation mieux en main.

On aura compris qu’il ne faut pas mettre toute sa vie dans un nuage. Qu’il y a encore des pans de nous qui ne doivent pas être convertis en données. Retrouver du mystère. Avoir un jardin secret, sans WiFi.

Comprendre que se fier à ses amis, c’est pas se fier à Facebook.

On va sur le Net pour avoir accès aux choses.

Ce ne sera jamais le bon endroit pour ce qui concerne le domaine privé.

L’inaccessible étoile, elle est ailleurs.

Et c’est tant mieux.

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