Chronique

De quel métier je parle ?

De quel métier je parle ? Leur tâche est minutée. La qualité n’est pas récompensée. Ils n’ont aucune possibilité d’avancement.

Suis-je dans une usine automobile de Ford il y a 100 ans ? Dans le film Les temps modernes de Charlie Chaplin, qui caricaturait le travail à la chaîne en 1936 ?

Vous avez tout faux, chers lecteurs. Le métier dont je parle est celui… d’enseignant dans une école publique du Québec, en 2017.

Vous croyez que je fabule ? Pas du tout. Ce constat du travail des enseignants est décrit dans le sérieux bouquin Le Québec économique, publié fin janvier par le CIRANO1. Cette année, le bouquin annuel porte sur l’éducation, une sphère qui revêt une grande importance pour le développement socioéconomique du Québec.

L’un des textes du manuel, signé par les universitaires Maurice Tardif et Joséphine Mukamurera, dresse le portrait de la formation universitaire des enseignants et fait le point sur les principaux enjeux de la profession. L’analyse fait dresser les cheveux sur la tête quand on sait que les profs sont un élément central pour améliorer la qualité de l’éducation.

Depuis 20 ans, le métier d’enseignant s’est professionnalisé un peu partout dans le monde, et la formation universitaire s’est adaptée. Or, les chercheurs constatent que les conditions de travail sont peu propices au professionnalisme.

« Encore en 2017, des milliers d’enseignants sont obligés de remplir une “grille de minutage” sur laquelle ils doivent noter le nombre de minutes consacrées à chacune de leurs tâches comme à l’époque des usines tayloriennes du début du XXe siècle. En classe, l’autonomie professionnelle des enseignants reste faible, car ils doivent suivre à la lettre les programmes du ministère », est-il écrit.

Un exemple ? Dans la grille de minutage, il y a du temps de travail précis prévu pour le déplacement du professeur entre les périodes : 3 minutes à 11 h 05, 2 minutes à 14 h 30, etc. Incroyable, non ?

« L’encadrement varie selon les écoles. Certaines directions d’école sont plus souples, plus à l’écoute. Mais bien des enseignants ont de plus en plus le sentiment d’être surveillés », me dit Joséphine Mukamurera, au cours d’un entretien téléphonique.

Du côté syndical, on m’indique qu’une dizaine de projets pilotes sont en cours à Montréal et en Outaouais pour décloisonner ce minutage exigé au début de chaque année. « Le bilan présenté avant les Fêtes était positif », m’explique Sylvain Mallette, président de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE).

Le syndicaliste se dit ouvert à étendre le projet partout, mais rien n’est prévu avant les prochaines négociations, en 2020.

Par ailleurs, les chercheurs du Québec économique notent que les profs n’ont aucune forme de récompense pour la qualité ni aucune possibilité de promotion, ce qui nuit à l’attrait de la profession. Qui plus est, « une fois leur brevet obtenu, les enseignants n’ont plus aucune obligation de formation continue », même si leur carrière dure 35 ans.

Ce cadre structuré et démotivant a été construit au fil des renouvellements de conventions collectives. Les syndicats demandaient plus d’argent pour leurs membres, dans un contexte budgétaire restreint où l’État voulait s’assurer, en contrepartie, que les profs remplissaient bien leurs heures de travail.

« Les conventions collectives sont archi-détaillées, réglementant des fractions de tâches et des dixièmes de poste », écrivent les auteurs, selon qui le minutage s’est instauré progressivement à partir de 1979.

Je comprends que l’État veuille tirer le maximum de ses employés. Le hic, c’est que dans un milieu professionnel, la productivité est rehaussée quand l’employeur offre de la latitude aux employés, pas quand il les minute.

Bien sûr, il y aura toujours quelques profiteurs qui abuseront de cette autonomie et un certain contrôle demeure nécessaire. Toutefois, la perte de travail des tricheurs est compensée par l’engagement et la motivation plus grande de la majorité des professionnels, à qui cette autonomie donne des ailes.

Les jeunes ont les pires tâches

Ce n’est pas tout. Le texte rappelle que les jeunes enseignants sont trop souvent laissés à eux-mêmes. « Ils héritent des groupes d’élèves et des tâches les plus difficiles, qui sont délaissés par les enseignants qui ont leur permanence […] entre 30 et 40 % des nouveaux enseignants acceptent d’enseigner, parfois pendant plusieurs années, des matières ou à des types d’élèves pour lesquels ils n’ont pas été formés », écrivent les auteurs.

Une firme de génie accepterait-elle de confier la tâche la plus difficile à son ingénieur junior ? Un quotidien confierait-il ses grandes enquêtes à des journalistes débutants ? Bien sûr que non. Alors pourquoi accepte-t-on une telle pratique en éducation ?

Joséphine Mukamurera me dit que les écoles ont commencé à mettre en place des mesures pour appuyer les nouveaux enseignants, « mais [que] ça bouge encore trop lentement ».

À cet aspect s’ajoute un autre élément important : l’alourdissement des tâches. « La multiplication du nombre d’[élèves en difficulté]2 et leur intégration dans les classes ordinaires, la diversité linguistique, ethnique et culturelle des élèves, la transformation des structures familiales, des formes nouvelles d’inégalité, l’obligation d’assurer coûte que coûte le succès de tous les élèves dans un cursus scolaire qui s’est considérablement allongé et alourdi au fil des décennies, etc. », énumèrent les auteurs.

Vous voulez améliorer notre système d’éducation ? Vous voulez améliorer les taux de réussite ? Voilà des éléments majeurs à corriger.

1. CIRANO : Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations

2. Il est écrit EHDAA dans le texte, acronyme pour élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage.

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