Chronique

Ces gens-là

« Ces gens-là sont des immigrants illégaux. » « Ces gens-là sont de faux réfugiés qui prennent la place de vrais réfugiés. » « Ces gens-là ont bafoué nos lois en passant par le chemin Roxham. »

Chaque fois qu’il est question de demandeurs d’asile dans cette chronique, ce genre de commentaires surgissent.

Si la crise que nous vivons a fait réaliser à bien des gens l’apport inestimable des demandeurs d’asile qui font un travail essentiel durant la pandémie et l’importance pour nos gouvernements de le reconnaître, elle n’a pas suffi à effacer la longue liste d’idées reçues à leur sujet.

Pour démystifier ces enjeux, j’ai soumis ladite liste à l’avocate Denise Otis, cheffe de bureau pour le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Montréal.

Idée reçue numéro un : ces « gens-là », arrivés par le chemin Roxham pour déposer une demande d’asile, sont des « illégaux ».

C’est faux. Bien qu’ils aient franchi la frontière de manière irrégulière, ces demandeurs d’asile ne sont pas des « illégaux ». Pourquoi ? « Parce que le droit international est très clair à ce sujet. Une personne qui se présente à une frontière, peu importe où, a la possibilité de demander l’asile. L’État qui reçoit cette personne a la responsabilité de l’accepter sur son territoire et d’examiner sa demande en vertu des dispositions internationales. »

Est-ce une façon de court-circuiter les règles d’immigration ? « Non. Le demandeur devra faire face à la même chanson que n’importe qui. Personne n’a de passe-droit par rapport à un immigrant, car on n’est pas ici en situation d’immigration régulière. »

Le demandeur d’asile ne prend ni la place d’un réfugié qui attend son tour dans un camp de réfugiés ni la place d’un immigrant économique. « On parle de situations différentes. Les gens qui arrivent à la frontière ont le droit fondamental de demander l’asile. »

La personne devra faire la preuve qu’elle a des raisons légitimes de demander l’asile, soit parce qu’elle craint d’être persécutée ou que sa vie est menacée si elle retourne dans son pays. Le processus est très rigoureux.

« Des fois, les gens ont l’impression que c’est une passoire, que n’importe qui rentre. En fait, il y a beaucoup de contrôle au niveau de la sécurité. »

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Idée reçue numéro deux : ces « gens-là » sont pour la plupart de faux réfugiés, car ils sont là pour des raisons économiques.

La réalité ? « Il faut se détromper. Les gens migrent et se déracinent pour différentes raisons. Et ça peut être à la fois pour des raisons économiques et des raisons de persécution. »

C’est plus facile d’avoir en tête une image bien particulière de ce qu’est un réfugié. « Ça rassure que tout soit noir ou blanc. » Le fait est qu’il n’y a pas de portrait type. « Lorsqu’on va à la rencontre de ceux qui sont arrivés à la frontière de Roxham ou de Lacolle, on se rend compte que ce sont des gens au profil varié, qui ont toutes sortes de professions, de bagages et de formations. »

« Bien des gens parmi eux ont souvent honte de demander le statut de réfugié. Ils étaient en très bonne posture dans leur pays d’origine. Ils avaient une profession. Et ils se retrouvent dans cette situation de devoir recommencer à zéro. »

— Denise Otis, cheffe de bureau pour le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Montréal

Aux côtés de ressortissants d’Haïti et du Nigeria, il y a aussi des gens de pays comme le Soudan ou l’Érythrée, dont les demandes ont un fort taux d’acceptation par les tribunaux au Canada et ailleurs.

De façon générale, l’idée selon laquelle la majorité de ces demandeurs d’asile ne seront jamais reconnus comme de « vrais » réfugiés, car ils sont plutôt des réfugiés économiques, n’est pas fondée, souligne Denise Otis. « De février 2017 à juin 2018, plus de la moitié des demandeurs d’asile qui avaient traversé la frontière de manière irrégulière et dont le dossier a été finalisé par le tribunal [la Commission de l’immigration et du statut de réfugié] ont été reconnus comme réfugiés. »

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Idée reçue numéro trois : ces « gens-là » sont un fardeau pour les contribuables qui ne peuvent pas se permettre d’être aussi généreux.

« Ce n’est pas une question de générosité. C’est une question d’application des droits et de la Convention [de Genève sur les droits des réfugiés] », rappelle la cheffe du bureau pour le HCR à Montréal. Être réfugié, ce n’est pas un choix, c’est un droit.

Ce qui ne veut pas dire que ces « gens-là » vivront aux crochets de la société. « De façon générale, cela a toujours été prouvé que les gens vont chercher à tout prix à se trouver de l’emploi. Parce qu’il faut qu’ils vivent et qu’ils fassent vivre les gens qu’ils ont quittés dans leur pays d’origine. Et parce que c’est ce qu’ils veulent faire. Ils veulent travailler ».

Dans la « filière Roxham », nombreux sont ceux – ou nombreuses sont celles, devrais-je dire, car on parle surtout de femmes – qui travaillent depuis 2017 ou 2018 comme préposés aux bénéficiaires dans les CHSLD, comme l’expliquait récemment ma collègue Agnès Gruda(1).

Certains ont déjà obtenu leur statut de réfugié ou attendent encore une réponse. D’autres, dont la demande d’asile a été refusée, tentent d’obtenir une acceptation pour motifs humanitaires et espèrent de tout cœur, à l’instar de nombreux citoyens québécois, que la promesse du gouvernement Legault de reconnaître leur contribution essentielle durant la pandémie se concrétise rapidement.

L’idée selon laquelle le réfugié reçoit tout de sa société d’accueil sans rien donner en retour est tout aussi fausse que celle d’un Québec qui serait fermé sur le monde, souligne Denise Otis. « Le Québec doit être fier de sa société civile très, très engagée, qui a développé des pratiques exemplaires qu’on essaie d’exporter. » Pensons notamment à la popularité du programme de parrainage collectif qui permet, à très faible coût pour la société d’accueil, de veiller à l’accueil et à l’intégration de réfugiés.

D’un strict point de vue économique, investir dans l’intégration des réfugiés vaut la peine. Une étude récente du HCR(2), fondée sur les données de Statistique Canada, démontre que les réfugiés contribuent de façon importante à l’économie du pays. Au fil du temps, ils rapportent davantage par l’impôt payé que ce qu’ils reçoivent en prestations et services sociaux. Quant à leurs enfants arrivés au pays à un jeune âge, ils ont un plus haut taux de réussite au niveau collégial et universitaire que les enfants nés au Canada.

« Pour reprendre une phrase de Kim Thúy : le réfugié est un bon pari », dit Denise Otis.

Un bon pari que ces « gens-là ». Pandémie ou pas.

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