une ferveur qui prend d’assaut le Québec

La ferveur pour les armes d’assaut n’est pas un phénomène propre aux Américains. Notre journaliste l’a constaté en se procurant au Québec – en toute légalité – une arme de guerre russe extrêmement populaire soumise au plus faible niveau de contrôle en vigueur au pays. Incursion dans un monde qui carbure à l’odeur de poudre à canon. UNE ENQUÊTE DE TRISTAN PÉLOQUIN

« Faite pour toucher une cible humaine »

Le vendeur chez Dante, dans la Petite Italie, dit que c’est une carabine de guerre pratiquement indestructible. « C’est le prototype de l’AK-47, c’est le même gun, une pièce de collection parce que l’armée russe s’en servait pendant la guerre froide », lance-t-il.

Chez B & L Sports, rue Sainte-Catherine, le vendeur précise que c’est une arme militaire « faite pour toucher une cible humaine avec une précision de 3 ou 4 po à 300 m de distance, mais pas plus ».

C’est finalement chez ProNature, à Terrebonne, qu’on fait l’achat de l’arme en question, une carabine Samozariadni Karabin sistemy Simonova modèle 1945, ou SKS, vendue avec sa baïonnette d’origine et une trousse de nettoyage. Prix : 239 $.

La transaction se règle en moins de cinq minutes et nous repartons avec l’arme sous le bras dans une boîte de carton. Le vendeur n’a pas dit un mot sur l’obligation d’inscrire la carabine sur le nouveau Registre québécois des armes longues.

Il n’a que rapidement regardé notre permis de possession et d’acquisition, sans en vérifier la validité auprès du Contrôleur des armes à feu. Rien dans la loi ne l’obligeait d’ailleurs à le faire, puisque la SKS est une arme semi-automatique « non restreinte », accessible à n’importe quel détenteur d’un permis d’arme longue, sans permis spécial ni mesure de contrôle plus sévère que pour n’importe quel autre fusil de chasse. Certains propriétaires s’en servent d’ailleurs pour la chasse au chevreuil ou au petit gibier.

Et pourtant, la SKS tire exactement les mêmes balles (7,62 mm x 39) que les fusils d’assaut AK-47 qui, eux, sont prohibés au Canada. Elle tire aussi la même cartouche que l’arme utilisée par Richard Bain lors de son attentat au Métropolis – le CZ858 tactical – que le gouvernement fédéral est en voie de prohiber avec son projet de loi C-71. « D’un point de vue scientifique, c’est la même chose. Ça tire la même cartouche, donc ça va avoir la même vitesse. Le SKS va faire les mêmes dommages qu’un AK-47 », assure le spécialiste en balistique judiciaire Érik Hudon, du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec.

La petite sœur de l’AK-47

La SKS a été utilisée dans plusieurs conflits militaires, notamment en Irak, en Afghanistan et au Viêtnam, mais a été éclipsée par le fusil d’assaut AK-47, devenu l’arme la plus répandue sur terre. Celui-ci s’est imposé par sa capacité à tirer des rafales en mode automatique, permettant au tireur de vider son chargeur avec une cadence de 600 coups par minute sans lever le doigt de la détente.

Mais la SKS, comme beaucoup d’autres armes semi-automatiques, peut facilement être modifiée pour devenir une arme automatique. La GRC en a d’ailleurs démontré la faisabilité lors de tests réalisés sur 12 différentes armes à feu en 2014, dont la SKS. Même si la procédure est complètement illégale, plusieurs tutoriels trouvés sur l’internet expliquent comment s’y prendre, et La Presse a même déniché sur Amazon un livre sur la question. « Il suffit d’installer un petit bout de bois à un endroit très précis du mécanisme de gâchette pour y arriver. Ce n’est pas simple, mais ça fonctionne. J’en ai vu quelques fois », indique Érik Hudon.

« La SKS, c’est la bête noire de la GRC, parce que c’est une arme très accessible et qu’il n’y a aucun moyen de la retirer du marché. »

— Tony Bernardo, directeur de l’Association des sports de tir du Canada

« Les SKS entrent par conteneurs au pays. On calcule qu’il y en a à peu près un demi-million au Canada, d’après des rapports de fournisseurs », dit celui qui dirige le regroupement qui défend le droit d’accès « légal et sans restrictions aux armes à feu » pour les citoyens canadiens respectueux des lois. Un rapport du Bureau du contrôleur des armes à feu du Québec indique que « des dizaines de milliers de SKS sont importées chaque année au Canada », et qu’il y a au Québec « plus de 5000 armes à feu de ce type, possessions d’entreprises et de particuliers ».

En plus de la carabine semi-automatique acquise légalement avec notre permis, nous avons acheté une « crosse tactique » à 139 $, question de donner une meilleure ergonomie et un look plus moderne à l’arme fabriquée en 1952, mais qui a été entièrement remise en état avant d’être importée au Canada.

En ajoutant 200 $ pour une boîte de 700 balles à cœur d’acier, achetée chez B & L Sports, provenant d’un surplus militaire russe, scellées sous vide en 1973 dans une caisse de métal, on s’en tire avec une arme de guerre parfaitement fonctionnelle et des munitions à profusion coûtant environ le quart du prix des balles de chasse équivalentes. Plusieurs clubs de tir refusent ces cartouches militaires à cœur d’acier parce qu’elles ont la réputation de pouvoir percer le métal et les armures. Mais nous les avons utilisées sans problème dans deux champs de tir de la région montréalaise.

Telle qu’elle a été modifiée, notre SKS possède trois des cinq critères qui lui auraient valu d’être bannie aux États-Unis dans le cadre du Federal Assault Weapon Ban qui a été en vigueur entre 1994 et 2004. Il ne lui manque en fait qu’un chargeur amovible de haute capacité pour être définie comme une « arme d’assaut » selon les critères de cette législation qui n’a plus force de loi aux États-Unis.

Mais au Canada, bien que la GRC qualifie à l’occasion les SKS d’« armes d’assaut » dans le cadre de perquisitions criminelles, la loi ne spécifie aucunement ce que l’expression signifie. Le corps policier a refusé de nous accorder une entrevue à ce sujet.

Qu’est-ce qu’Une arme d’assaut ?

Dans le cadre du Federal Assault Weapon Ban qui a été en vigueur aux États-Unis entre 1994 et 2004, une « carabine semi-automatique d’assaut » devait avoir un chargeur amovible ainsi que deux des cinq critères suivants.

Notre SKS modifiée en a trois sur cinq.

Une baïonnette oui

Une poignée- pistolet oui

Une crosse télescopique ou pliable oui

Un cache-flamme (flash suppressor)   non, mais possible d’en acheter un légalement au Canada pour environ 15 $

Un lance-grenade ou la possibilité d’en installer un   non

Notre arme n’a pas de chargeur amovible, mais il est possible d’en acheter un limité à cinq balles pour 39 $ sur plusieurs sites canadiens.

Promulguée par Bill Clinton, l’interdiction fédérale des armes d’assaut avait une durée de vie prédéterminée de 10 ans, et n’a pas été renouvelée sous l’administration Bush. La définition mise de l’avant depuis 2004 par la National Rifle Association insiste sur le fait qu’une arme d’assaut doit impérativement avoir un sélecteur permettant de passer du mode semi-auto au mode automatique. La définition des groupes anti-armes est généralement plus large, incluant toutes les carabines semi-automatiques tirant des balles à haute vélocité.

La porte d’entrée des armes « tactiques »

Au champ de tir Ruisseau noir, à Terrebonne – où notre permis de possession d’arme n’a jamais été vérifié par l’administration (une fois de plus, la loi ne les y oblige pas parce que c’est une arme non restreinte) –, notre carabine semi-automatique s’est révélée très précise à 100 m. Extrêmement fiable aussi, elle n’a connu qu’une détonation avortée en plus de 500 coups de feu.

Nous y avons vu trois autres tireurs utiliser exactement la même arme. À cause de son faible coût, du fait qu’elle est non restreinte et qu’elle peut être modifiée pour avoir une apparence plus militaire, la SKS est une des armes les plus populaires chez les jeunes amateurs d’armes. Elle est aussi la porte d’entrée vers une sous-culture en pleine croissance des armes dites « tactiques », dont les amateurs se passionnent pour les armes semi-automatiques tirant des balles à haute vélocité avec une cadence de tir rapide.

Le marketing identitaire

« Il y a aujourd’hui trois fois plus de personnes qui reçoivent la formation pour faire du tir restreint au Québec qu’en 2011. Nous formons maintenant environ 10 000 tireurs [d’armes restreintes] par année », indique le directeur général de la Fédération de tir du Québec, Gilles Bédard. Il n’y a pas vraiment de statistiques officielles sur la question, mais l’explosion de la popularité des armes restreintes, une catégorie qui contient les armes de poing et certaines carabines semi-automatiques apparentées à des armes de guerre, tend à montrer un intérêt marqué pour les armes militaires au pays.

Ce changement de culture, note l’historien Francis Langlois, chercheur spécialiste de la question des armes à feu associé à la chaire Raoul-Dandurand, n’a rien d’un hasard. « Dans les années 80, en constatant que le nombre de propriétaires d’armes à feu était en déclin, et face à la montée en puissance de fabricants européens comme Glock et Beretta, les fabricants américains ont opéré une transformation radicale du marché : ils sont passés d’une culture du chasseur à une culture identitaire », explique-t-il.

« Quand tu es un chasseur et que tu as déjà trois armes à feu différentes, ça commence à être beaucoup. Pour pousser les propriétaires à en acheter davantage, et aussi à utiliser plus de cartouches, qui sont vraiment payantes pour l’industrie, les fabricants se sont mis à vendre des armes comme des objets pour défendre sa famille et sa communauté. Et les fabricants ont aussi développé un marché des accessoires – la petite lampe de poche, la baïonnette qu’on ajoute au canon, les mires holographiques – qui servent à personnaliser les armes à feu », dit-il.

« Les gens se disent : “Si c’est assez bon pour l’armée, c’est bon pour moi.” C’est devenu un immense marché extrêmement lucratif. »

—  Francis Langlois, historien

Parallèlement, l’industrie du jeu vidéo a aussi fait croître l’intérêt de plusieurs joueurs à l’égard des armes de guerre. Les fabricants n’hésitent pas à céder des droits aux développeurs pour qu’ils intègrent des répliques 3D extrêmement détaillées de vrais pistolets et d’armes tactiques dans leurs jeux. Des jeux de guerre à la première personne comme Counterstrike offrent la possibilité de modifier virtuellement les armes d’assaut avec toutes sortes d’accessoires qu’on trouve dans la réalité. C’est d’ailleurs le cas de notre SKS, dont on trouve une version virtuelle qu’on peut sans cesse améliorer dans le jeu de tir tactique en ligne Battlefield 3.

Tir à cadence rapide

On le voit et on l’entend dans les champs de tir : les plus jeunes tireurs vident leurs chargeurs de cinq balles (la limite légale pour ce type d’arme) beaucoup plus rapidement que les tireurs plus âgés, qui cherchent davantage la précision que le volume. « Les jeunes sont moins intéressés par les armes de leurs parents, avec des crosses en bois. Les films leur montrent des armes de style militaire, plus modernes, et c’est ça qu’ils veulent », constate Michel Fortin, président du Club de tir de Sainte-Agathe, où nous avons essayé différentes armes militaires lors d’une séance privée.

Jonathan Prieur, un tireur sportif qui a acquis une dizaine de SKS au cours des dernières années, fait partie des tireurs qui ont une profonde passion pour les armes militaires. Titulaire d’un permis de possession et d’acquisition d’armes à autorisation restreinte, il possède des armes de guerre historiques, des pistolets et aussi un exemplaire de la controversée AR-15, la version civile du fusil d’assaut militaire M16 qui a été impliquée dans de nombreuses tueries aux États-Unis (Las Vegas, Parkland, Nashville, pour ne nommer que les plus récentes). L’AR-15 est une arme « restreinte » au Canada, ce qui nécessite un permis de transport pour la déplacer entre le domicile et le club de tir.

« Je viens d’une famille de chasseurs. Il y a toujours eu des armes autour de moi. Quand j’ai suivi les formations de maniement d’armes, j’ai vu qu’il y avait autre chose que les armes de chasse. J’ai embarqué à fond », dit-il.

« Prendre une vieille arme militaire dans ses mains, c’est faire un voyage dans le temps. Tu veux ensuite augmenter ton coffre à outils : un jour, tu veux faire du tir de précision à longue portée, le lendemain, tu veux pratiquer le pistolet à courte portée. Tu veux toucher à tout, explique-t-il. C’est difficile de ne pas aimer les armes modernes, avec leur précision et leur mécanique finement ajustée. »

L’AR-15, populaire ici aussi

Au champ de tir, on comprend vite pourquoi l’AR-15 est si populaire. Elle n’a pratiquement pas de recul lorsqu’on appuie sur la détente, ce qui la rend idéale pour le tir à cadence rapide. « Les AR-15 sont personnalisables de A à Z. Le trip, ce n’est pas juste d’en posséder une, mais de l’améliorer sans cesse », explique Dany, propriétaire de deux de ces armes semi-automatiques et de quatre SKS, qui nous a laissés essayer une petite partie de son arsenal. L’une avait un canon plus court rendant les flammes plus apparentes, l’autre avait une gâchette plus sensible et un grillage particulier à l’avant. « Tu peux vraiment construire l’arme à ton goût », dit Dany.

Le Canada n’échappe absolument pas à ce phénomène de personnalisation des armes de guerre, même si le contrôle y est considérablement plus sévère qu’aux États-Unis. Tant qu’elles ne touchent pas au mécanisme de la carcasse, ces modifications sont généralement entièrement légales. Celle sur notre SKS s’est faite en une petite demi-heure, avec l’aide d’une des centaines de vidéos explicatives glanées sur YouTube.

Et cette tendance ne touche pas que les armes conçues originellement pour la guerre, a-t-on pu constater dans les champs de tir. Nous y avons notamment vu une carabine de petit calibre 22, une arme très répandue et conçue pour tuer de la vermine, modifiée par son propriétaire avec un ensemble de conversion militaire. « J’ai changé le canon, il est plus lourd, mais plus précis. Le kit vaut 120 $. Je l’ai modifié pour le kick. Il est plus beau, j’aime ça de même », a confié Oliver, propriétaire de l’arme, qui a refusé de nous dire son nom de famille.

Oliver tirait aussi ce jour-là avec une SKS semblable à la nôtre, mais avec l’ancienne crosse en bois d’origine. Il en avait modifié la mire pour la rendre plus précise et avait ajouté des disques de nylon dans la culasse pour atténuer le recul. « Elle est encore plus précise qu’une AK-47. »

« C’est vraiment une arme fiable. Mais bientôt, je te jure, Justin Trudeau va rendre cette arme-là illégale. Quand les gens vont voir des photos avec la baïonnette déployée, je te le dis, ils vont capoter. »

Une arme qui inquiète les autorités

Au Québec, la SKS a attiré l’attention des enquêteurs de l’unité antiterroriste de la GRC dès 2012 après que les Montréalais Samy Nefkha-Bahri et Wassim Boughadou ont acquis ces armes et commencé à s’en servir pour s’entraîner au club de tir Ruisseau noir, à Terrebonne. Wassim Boughadou, qui est allé se battre plus tard en Syrie, est aujourd’hui considéré par les autorités turques comme un ancien entraîneur de tir du groupe armé État islamique. La police canadienne soupçonne aussi que Samy Nefkha-Bahri, qui s’est aussi rendu en Turquie et peut-être en Syrie en 2012 et 2013, a participé à des activités terroristes dans la région.

Dans le cadre d’une enquête antidrogue, les services de police d’Ottawa et de Gatineau ont également saisi en décembre dernier une carabine SKS illégale qui était munie d’un bump stock, le même dispositif qui a permis au tueur de Las Vegas de transformer sa carabine AR-15 en arme automatique et d’abattre 59 personnes.

La SKS est également tristement célèbre pour être l’arme qui a servi au massacre d’Alexandria, en Virginie, lors duquel des élus républicains du Congrès ont été ciblés par un tireur qui a blessé quatre personnes grièvement pendant un match de baseball amical. L’assaillant a tiré plus de 70 balles sur ses victimes avant d’être abattu par les policiers.

En mars dernier, la police de Toronto a aussi arrêté deux hommes soupçonnés de vols de banques et de restaurants qu’on surnommait les « SKS bandits » parce qu’ils commettaient leurs crimes avec cette arme.

Une classification jugée incohérente

Il y a un seul point sur lequel les groupes pro-armes et pro-contrôle arrivent à s’entendre : la classification des armes à feu au Canada est incohérente et tient sur des critères qui paraissent arbitraires. Le projet de loi C-71 n’y changera pas grand-chose. Explications.

Que disent la loi actuelle et le projet de loi C-71 sur la classification des armes ?

Il n’y a que trois catégories d’armes à feu dans le système de classification canadien : les armes à feu « sans restriction », les armes à feu « à possession restreinte » (qui nécessitent un permis spécial et ne peuvent servir qu’au tir sur cible) et les « armes à feu prohibées » (qui sont carrément interdites, sauf pour les propriétaires qui possèdent une clause « grand-père »). Ce sont des agents spécialisés de la GRC qui ont la responsabilité de classer les armes en fonction essentiellement de deux critères : la longueur de leur canon et la filiation de ces armes avec des armes de guerre conçues pour tirer en mode automatique.

Si le premier critère est très facile à mesurer, le second l’est considérablement moins. Les spécialistes mènent une expertise en se penchant sur la mécanique de chaque nouvelle arme autorisée. Si elle est de près ou de loin « apparentée » à une arme d’assaut automatique, elles peuvent être classées comme restreintes ou prohibées par voie réglementaire.

« L’absence de régularité dans la mise à jour de la réglementation a permis à des armes d’entrer dans le marché canadien comme armes non restreintes alors qu’elles auraient dû être classées comme restreintes ou prohibées. Ceci pose un risque de sécurité publique en rendant des armes conçues à des fins militaires ou paramilitaires accessibles au public », lit-on dans un rapport de la GRC datant d’autour de 2012 et classé secret, mais partiellement dévoilé par la Loi sur l’accès à l’information. Le projet de loi C-71, actuellement à l’étude à Ottawa, ne modifiera en rien ce système de classification. Il prohibera cependant deux types d’armes spécifiques, les carabines semi-automatiques CZ858 et Swiss Arms, qui ont toutes deux une construction apparentée à celle d’armes de guerre automatiques.

Des critères « arbitraires »

Aux yeux des groupes favorables à un plus grand contrôle des armes, ce système ne fonctionne pas. « Peu importe qu’elles soient classées comme armes restreintes ou non restreintes, la loi fait en sorte qu’on se retrouve avec des armes conçues pour tuer des humains entre les mains de simples citoyens, déplore Heidi Rathjen, coordonnatrice de l’organisme Poly se souvient. Il y a une incohérence dans la loi : le risque pour la sécurité publique dépasse tous les bénéfices que peut apporter le fait de permettre de telles armes. »

Du côté des pro-armes, Tony Bernardo, directeur général de l’Association des sports de tir du Canada, reproche au projet de loi C-71 de n’apporter « aucune rationalité argumentaire » au système de classification. Il juge que les carabines comme les AR-15 « ne sont rien de plus que des carabines modernes à cinq coups faites pour le tir sur cible. C’est leur apparence, leur efficacité et leur ergonomie qui ont changé et c’est tout à fait normal que les armes à feu évoluent au fil du temps », ajoute-t-il.

« En prohibant deux armes spécifiques [la CZ858 et Swiss Arms] comme il entend le faire avec C-71, le gouvernement crée pour la première fois une catégorie d’armes qui sont interdites sans critères. Il n’y a pas d’explication, et s’il y a une raison, on ne sait pas ce qu’elle est. Les prochaines armes qu’ils vont interdire sur cette base, ce sont la SKS, les AR-15 », soutient M. Bernardo, qui dit avoir d’ailleurs abattu son premier chevreuil avec une SKS. Son organisation mène une campagne pour faire avorter le projet de loi C-71 en incitant ses membres à inonder les élus fédéraux de lettres, de courriels et d’appels téléphoniques demandant son retrait.

Plusieurs incohérences dans la classification

Appelé à témoigner dans plusieurs causes judiciaires impliquant des armes à feu, le spécialiste en balistique judiciaire Érik Hudon reconnaît qu’il a « de la misère parfois à comprendre l’esprit du législateur ». Par exemple, une arme comme l’AR-15 est classée comme « restreinte », alors que la VZ-58 Sporter qu’Alexandre Bissonnette a abandonnée à la mosquée de Québec, qui accepte les mêmes balles, n’est soumise à aucun contrôle particulier. C’est aussi le cas pour la SKS qui est « non restreinte », alors que les AK-47 qui tirent exactement les mêmes projectiles sont prohibés.

« C’est sûr que ce n’est pas exactement le même type de carcasse, mais quant à moi, c’est jouer sur les mots, ça devrait tout faire partie de la même catégorie. Tu n’iras pas chasser l’orignal avec ça, et ce n’est pas nécessaire d’avoir ça, à moins d’être collectionneur ou de triper là-dessus », dit-il.

Francis Langlois, chercheur spécialiste des questions reliées aux armes à feu à la Chaire Raoul-Dandurand, croit pour sa part que le système de classification basé sur la longueur du canon « n’a pas de sens ». « En Australie, par exemple, le gouvernement a banni la possession de toutes les armes semi-automatiques après une tuerie de masse sur son territoire. L’effet a été immédiat », dit-il. Le pays avait connu 13 tueries avant l’interdiction de ces armes ; il n’y en a eu aucune depuis ce jour, et le nombre de meurtres commis avec une arme à feu a chuté considérablement (de 98 en 1996 à 35 en 2014).

Des balles qui transforment les victimes en charpie

Aux États-Unis, un nombre grandissant de chirurgiens traumatologues qui ont opéré des victimes de tueries réclament l’interdiction des armes tirant spécifiquement des munitions à haute vélocité, comme celles tirées par les armes d’assaut AR-15, AK-47 ou SKS.

« Avec des balles de pistolet de 9 mm, qui sont relativement lentes, on parle d’“incapacitation” ; c’est la perte de sang et les hémorragies qui rendent incapable. Avec les armes d’assaut, c’est très différent. La transmission d’énergie est si importante qu’en plus de la cavité permanente provoquée par le sillon de la balle, son passage crée une cavité temporaire, qui dure une fraction de seconde, mais qui détruit les tissus de façon permanente, explique M. Hudon. Avec du 9 mm, tu peux survivre. Une des victimes de Dawson avait reçu deux balles de 9 mm dans la tête et s’en est tirée. Mais avec toutes les munitions à haute vélocité, tu ne survis pas. C’est trop important comme dommages. Si tu la reçois dans une zone vitale, tes organes vitaux sont transformés en charpie. En anglais ils disent pulpified ».

De plus, les balles de 5,56 mm qu’on trouve dans les AR-15 et d’autres armes militaires de même calibre sont plus légères et conçues pour culbuter sur elles-mêmes et se désagréger à l’impact. « Les fragments empruntent alors une trajectoire aléatoire, qui provoque des dommages extrêmement complexes », note M. Hudon. Ces images de tir dans du gel balistique reproduisant les caractéristiques de la chair humaine donnent une idée de la différence des dégâts provoqués par un pistolet 9 mm et les balles utilisées par les carabines AR-15.

Une loi somme toute efficace

Comparés à ceux des États-Unis, qui comptaient en 2016 près de 12 morts par arme à feu par 100 000 habitants (tous types de morts confondus), les mécanismes canadiens de contrôle des armes à feu semblent relativement efficaces, avec 2 morts par 100 000 habitants (en 2011). « La très grande majorité des crimes liés aux armes à feu qu’on voit au Québec, c’est des armes de poing, c’est du 9 mm et des révolvers. On voit quelques crimes avec des armes longues, mais c’est rare : pas plus d’un ou deux homicides par année, précise Érik Hudon. Moi je trouve que c’est bien encadré. Je ne suis pas policier et je n’ai pas à intervenir dans des maisons où il y a des armes, mais en général, c’est bien réglementé », croit-il.

En 2016, le Canada comptait 50 meurtres commis avec une arme longue, sur un total de 223 homicides par arme à feu. Les homicides commis avec une arme de poing comptent pour près de 60 % des meurtres par arme à feu.

Lexique

Arme à feu sans restriction : carabines ordinaires, fusils de chasse et certaines armes longues semi-automatiques qui ne sont pas décrites comme étant des armes à feu à autorisation restreinte ou prohibées par le Programme canadien des armes à feu.

Arme à feu à autorisation restreinte : armes de poing (pistolets, révolvers), carabines semi-automatiques dont la longueur du canon est inférieure à 470 mm, certaines armes longues pliables et toutes les armes désignées comme restreintes par règlement dans la Loi sur les armes à feu.

Armes prohibées : armes de poing dont la longueur du canon est de moins de 105 mm ou conçues pour tirer les calibres 25 ou 32, carabines ou fusils de chasse à canon scié, armes automatiques ou modifiées pour l’être, toute arme désignée prohibée par règlement.

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