Littérature québécoise

Le fait divers accordé au féminin

Avec Filibuste, son premier roman, Frédérique Côté offre un récit où le fait divers et la téléréalité servent de trame de fond pour faire porter la voix de femmes, loin des stéréotypes et des clichés associés à la féminité. Ou quand la parole devient arme de défense.

Au fil de ses études en littérature et création littéraire à l’Université McGill, Frédérique Côté s’est intéressée de près au phénomène des faits divers, notamment en étudiant la présence de ces derniers dans les livres d’Emmanuel Carrère. Elle a vite remarqué que les faits divers sont généralement dominés par les voix masculines.

« Dans les faits divers, ce sont souvent les hommes qui sont mis en scène ; autant ceux qui racontent le fait divers que ceux qui le vivent. D’un côté, les hommes perpètrent plus de violence qui va faire la une des journaux, mais de l’autre, ils sont aussi beaucoup les victimes de ces évènements. C’est un milieu hyper masculin, également en littérature, puisque ce sont souvent des hommes qui vont raconter des faits divers. »

De ce constat est née une envie : donner une perspective féminine au fait divers. En prenant le fait divers comme prémisse – ici, un père de famille qui heurte en moto une auto un soir, tuant une mère de famille et une grand-mère –, mais aussi en accordant exclusivement la parole à des femmes.

« L’idée était de décaler l’utilisation du fait divers en littérature en me concentrant complètement sur les victimes collatérales, qui sont des femmes dans mon histoire. »

— Frédérique Côté

Au début du souper « matriarcal » mis en scène dans le roman, réunissant la mère, le père et leurs trois filles, et qui précède de quelques heures l’accident funeste, la narratrice écrit : « Notre père occupe sa place au bout de la table. On racontera son histoire, mais lui ne parlera pas. »

Le fait divers qui a inspiré Filibuste est bien réel – il s’est produit il y a des années, dans la famille éloignée de l’autrice –, mais les personnages, eux, sont fictifs. Mais comme dans son roman, qu’elle dédie d’ailleurs à sa mère, Frédérique Côté vient aussi d’une famille de trois enfants.

« J’ai deux sœurs et on a cette relation très forte avec notre mère. Ma relation mère-fille est omniprésente dans ma vie. Ma mère n’est pas la mère du livre, mais j’avais envie de mettre en scène une mère qui n’a pas les qualités maternelles auxquelles on s’attend. Elle est drôle, elle a une personnalité forte, mais ces qualités-là ne se transposent pas nécessairement à la maternité, donc elle heurte ses filles à divers degrés. »

Du théâtre au roman

Filibuste est le projet de mémoire de maîtrise de Frédérique Côté. À l’origine, le roman était une pièce de théâtre ; on sent d’ailleurs la forme théâtrale dans les dialogues très vivants, ancrés dans l’oralité, qui capturent fort bien la dynamique de cette famille à la fois tissée serré et complètement dysfonctionnelle, mais aussi dans les monologues intérieurs que chacune des femmes de ce court récit prononce, dévoilant ses peurs, tracas et obsessions.

« J’avais vraiment envie de mettre en scène quatre femmes ordinaires, qui ne sont pas parfaites et sont un peu obsédées par leur propre quotidien, leur propre vie, même après l’accident », résume-t-elle. Le fait divers est donc ici réduit à ce qu’il est, par définition : interchangeable et facilement relégué aux oubliettes.

La téléréalité et la culture populaire – qui est évoquée par divers portraits de femmes apparues à la télévision dans des émissions comme celle d’Oprah – occupent aussi une place prépondérante dans l’action du roman, campé en 2009, à l’époque de l’édition spéciale « All Stars » de Loft Story à TQS. La mère et sa fille benjamine, Bébé, sont obsédées par l’émission. La jeune romancière, qui travaille depuis quelques années en télévision, ne s’en cache pas : au même titre que les faits divers, elle est fascinée par la téléréalité. Cela fait d’ailleurs trois ans qu’elle travaille en postproduction sur Occupation double.

Les faits divers et la téléréalité fonctionnent un peu selon les mêmes mécanismes, remarque-t-elle : ils sont par définition éphémères et mettent en scène des gens « ordinaires ». Ainsi, un nouveau fait divers éclipsera celui d’hier, tout comme un participant d’Occupation double sera vite relégué aux oubliettes, remplacé par la vedette du jour. C’est cette dynamique qui intéresse Frédérique Côté, et qu’elle s’applique à exposer, mais aussi à détourner, dans Filibuste.

« Les gens ordinaires faisant la une des faits divers sont, à leur façon, des stars kleenex, car l’histoire extraordinaire qui les concerne est vouée à s’effacer dans la déferlante d’autres nouvelles sensationnelles. »

— Extrait de Filibuste

La parole comme arme

Mais le fil conducteur du récit, qui lie toutes ces parties ensemble, est le phénomène du filibuster, désignant cette technique oratoire d’obstruction parlementaire visant à retarder l’adoption d’une loi, comme l’a fait la sénatrice démocrate Wendy Davis en 2013 pour empêcher l’adoption d’une loi restreignant le droit à l’avortement au Texas. Ce moment est relaté au début du roman et un personnage, qui prend connaissance de cet évènement, se demande alors : « Combien de fois dans une vie, une femme se défend avec des mots pour retarder l’inévitable ? »

« Pour moi, le mot “filibuste” – une mauvaise traduction de “filibuster” – représente ce moment où une femme prend la parole, et qu’elle utilise cette parole comme arme, comme façon de retarder quelque chose qui doit arriver », conclut la romancière.

Filibuste

Frédérique Côté

Le Cheval d’août

120 pages

En librairie le 11 mai

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