« Doréa m’a sauvé »
La Presse
En 1961, Lucien Landry est hébergé à l’asile Saint-Jean-de-Dieu. Il a 20 ans, le crâne rasé, et porte une jaquette d’hôpital. Dans son dossier, le diagnostic, tombé six ans plus tôt, est très lourd : enfant illégitime. Placement impossible. Arriération mentale. QI : 75.
Le docteur Bernard Piché, psychiatre, signe le document.
Sauf que le docteur Piché n’est pas psychiatre. Et que Lucien Landry ne l’a jamais vu.
Lucien Landry fait partie des 690 enfants du Mont-Providence qui sont devenus, d’un trait de plume, des « arriérés mentaux », afin que le gouvernement de Maurice Duplessis puisse recevoir des subventions du fédéral destinées aux malades mentaux.
Au grand dam des sœurs de la Providence, qui ont vu, du jour au lendemain, leur école d’avant-garde être transformée en asile.
Parce qu’il revendique des choses, Lucien Landry finit par être considéré comme une forte tête au Mont-Providence. Il est finalement transféré à l’asile Saint-Jean-de-Dieu. Après quelques mois de bon comportement, il obtient la permission de travailler aux cuisines de l’établissement.
Son but : obtenir des vêtements.
« Quand on travaillait, on avait le droit d’avoir des habits. Et une fois que j’ai eu mes habits, j’ai décidé que je sortais », raconte l’homme, aujourd’hui âgé de 74 ans.
Lucien Landry s’évade donc. Il va directement voir l’abbé Roger Roy, un prêtre en qui il a confiance. L’abbé Roy est sincèrement révolté par la façon cavalière dont les enfants du Mont-Providence, pourtant jugés « éducables », ont été taxés d’arriération mentale.
Avec son collègue, l’abbé Albini Girouard, il a donc fondé un établissement novateur, dans un petit village tout près de la frontière américaine : l’institut Doréa. Entre 1954 et 1961, ils transféreront à Doréa 150 enfants qui viennent du Mont-Providence et d’autres hôpitaux de la province.
Et ils y cacheront Lucien Landry pendant huit mois.
« Il m’a emmené là-bas pour ne pas que je me fasse prendre par la Sûreté du Québec. »
« J’étais considéré comme un évadé. En arrivant là-bas, je me suis senti en sécurité. Enfin, je sortais du réseau psychiatrique. »
— Lucien Landry, qui a séjourné à l’institut Doréa
Pour un jeune homme abandonné par sa mère à 17 jours, qui avait vécu toute sa vie dans le réseau des orphelinats et des hôpitaux, Doréa est un endroit enchanteur. « À Mont-Providence, on était 50 par salle. Là-bas, on était 10 par pavillon. Au lieu d’être 50 par dortoir, on était deux par chambre. C’était beaucoup plus familial qu’institutionnel. »
Le site est en pleine campagne. Les bâtiments sont relativement modernes. Des gymnases permettent aux jeunes de faire du sport et servent de salle de rassemblement pour les fêtes, de salle de projection pour des épisodes de
le vendredi soir.À Doréa, raconte M. Landry, les abbés Roy et Girouard ont donné un nouvel élan aux jeunes. « Ils nous ont appris à regarder vers l’avant. Pas vers le passé. »
Après quelques mois, l’abbé Roy lui offre un boulot au centre Les Marronniers, qui est devenu l’antenne montréalaise de l’institut Doréa. Lucien Landry sort peu du logement qu’il loue dans la métropole. Il a encore peur de se faire attraper par la police… qui le retournerait presto à l’asile. Car il traîne encore son faux dossier médical comme un boulet.
Pendant près de 30 ans, M. Landry œuvrera aux Marronniers. Il assure d’ailleurs la liaison avec l’institut Doréa, accueillant notamment des enfants en visite à Montréal. Au fil des ans, Lucien Landry, qui est sorti de l’asile avec une cinquième année du primaire, continue de s’instruire. Il finit par s’impliquer dans la Jeune Chambre de commerce et en devient le vice-président en 1971.
« J’étais un malade psychiatrique. Évadé. Sous curatelle. Et j’étais vice-président de la Jeune Chambre ! Je ne me suis jamais fait pincer par la SQ. Disons que j’étais passé de la jaquette à la cravate. »
— Lucien Landry
En 1992, Lucien Landry sera l’un des fondateurs du Comité des orphelins victimes d’abus, qui fera pression sur les gouvernements successifs afin d’obtenir réparation pour ceux qu’on appelle désormais les orphelins de Duplessis. Toutes des personnes faussement étiquetées comme handicapés mentaux, malades psychiatrisés, souvent victimes de sévices, physiques ou sexuels.
Il faudra 20 ans de lutte acharnée pour que ces hommes et ces femmes, qui avaient pourtant vu leurs droits fondamentaux violés de façon éhontée, obtiennent gain de cause. En 2001, le gouvernement de Bernard Landry leur accorde finalement une somme de 10 000 $ à laquelle s’ajoutent 1000 $ par année d’internement. Pour ses 15 années passées en institution psychiatrique, Lucien Landry a reçu 25 000 $.
Le vieil homme rigole quand on lui raconte toutes les légendes urbaines qui circulent sur l’institut Doréa sur l’internet. Non, il n’y a pas eu de chaises électriques en fonction, de cadavres évacués par des tunnels secrets, ou de séances de torture psychologique.
« Tout ce que je peux dire, c’est que mon évasion m’a sauvé. Doréa m’a sauvé. »