La Presse aux Escoumins

Médecins à bout de nerfs

La Presse révélait la semaine dernière qu’il y a pénurie de médecins dépanneurs pour venir en renfort dans les hôpitaux régionaux du Québec. Une situation particulièrement critique pendant les vacances de Noël, qu’a minimisée le ministre de la Santé. Nous sommes allés passer du temps au petit hôpital des Escoumins pour prendre le pouls d’une équipe médicale dévouée mais à bout de souffle.

Une journée à l’urgence

L’infirmière compose le numéro de la centrale des ambulanciers paramédicaux de la Côte-Nord. Elle demande si une ambulance est disponible pour un transfert à l’hôpital de Saguenay.

Sophie Deroy a l’habitude, elle est infirmière depuis une trentaine d’années.

Quelques minutes plus tôt, à 12 h 21, la Dre Jacynthe Denault a demandé aux deux infirmières de l’urgence de préparer le transfert d’un patient sur civière. L’homme de 63 ans s’est vidé d’une bonne partie de son sang dans la toilette de la salle d’urgence. L’atmosphère est chargée d’une forte odeur de métal. Le patient alité a déjà subi une opération en chirurgie bariatrique, on suspecte une perforation intestinale. L’autre infirmière, Nathalie Girard, s’active pour obtenir du sang d’Héma-Québec provenant d’un groupe compatible. L’équipe s’assure d’obtenir une quantité suffisante pour le transport de 155 km, le long de la route 172.

Deux autres transferts

12 h 30 à l’horloge. La salle s’anime encore.

Il y a maintenant trois patients sur civière, dont le petit Thomas, 7 ans, tombé la tête première sur la glace durant la récréation. Il a encore vomi. Il doit être transféré à l’hôpital de Baie-Comeau, à environ 1 heure 45 de route, pour des radiographies plus poussées. La Dre Denault laisse échapper un soupir de découragement. Il n’y a pas d’autre médecin qu’elle sur place, à la fois aux urgences et au service d’hospitalisations brèves, où plus de la moitié des lits ont été fermés. Sa consœur, la Dre Myriam Tardif-Harvey, est appelée en renfort. Les deux médecins ont une discussion en tête à tête, mains posées sur les épaules. « Je vais accompagner mon patient en ambulance. Mais je suis à découvert en deuxième ligne. Je ne peux pas laisser derrière ma patiente qui a été victime d’un autre infarctus à l’unité hospitalière », lui explique la Dre Denault. La patiente aussi a besoin d’un transfert. Ici, il n’y a pas de cardiologue. En fait, il n’y a tout simplement pas de médecins spécialistes.

À bout de nerfs

12 h 35 : la Dre Tardif-Harvey est à l’horaire en soirée. Du moins, en principe.

Elle a accepté de devancer son quart de soir et se dirige vers l’autre corridor. Elle va veiller sur la dame. Avec seulement six médecins au lieu des 11 que prévoit le plan d’effectifs (PREM), l’équipe médicale des Escoumins a beau être tricotée serré, elle est à bout de nerfs, s’entendent pour dire les membres du personnel. « Ici, ce n’est pas Montréal, on fait tout, lâche la Dre Tardif-Harvey. On n’a plus de soupape. Notre soupape, c’est le dépannage. Dans notre cas, il n’y avait plus de médecins dépanneurs quand notre hôpital a été autorisé à s’inscrire sur la liste. On a réussi à en trouver juste un pour une courte période. »

Le transfert

Pendant ce temps, l’ambulance entre dans le garage de l’hôpital. Les deux techniciens en soins préhospitaliers déplient la civière pour y installer l’homme dont le teint a viré au blanc-gris. L’infirmier appelé en renfort, Pierre Duchesne – qui lui aussi devait être à l’horaire de soir –, sera du trajet en ambulance jusqu’à Saguenay.

En compagnie de la Dre Denault, il fait l’inventaire de la trousse de transferts. Il y a l’autotransfuseur, du sang, la pompe, un moniteur, le nécessaire pour intuber le patient, etc. De l’autre côté du comptoir, une infirmière a transmis l’information d’admission à Saguenay. Les signes vitaux du patient sont repris. On enroule ses manches. On lui a installé un cathéter. Son état est assez stable pour le transfert.

Le transport

À 12 h 41, la Dre Denault prend place dans l’ambulance avec un sac à nausées, comme on en trouve dans les pochettes des passagers d’avion. « La route est sinueuse. Ça brasse à l’arrière d’une ambulance. J’ai parfois le mal des transports », dit-elle, sac à main à l’épaule. La porte du garage remonte tranquillement, le vent s’est levé. Il neige à gros flocons, la poudrerie se lève pour un trajet aller-retour qui prendra environ cinq heures. À l’intérieur, l’une des deux infirmières a accepté de prolonger son quart. L’hôpital embauche des infirmières des agences privées pour les congés. « Ce n’est pas le problème », dit-elle.

Le transfert de Thomas

Il est 13 h, le petit Thomas a encore vomi. Il somnole, le regard vitreux. L’infirmière, Sophie Deroy, va à son chevet en expliquant à sa mère qu’il faut s’assurer qu’il reste éveillé. Le garçon ne réagit pas jusqu’à ce que Sophie lui dise pour le taquiner qu’elle va lui insérer un suppositoire. Elle appelle ensuite pour obtenir une ambulance de Forestville.

« Est-ce qu’il y a un transport disponible, ou sommes-nous à découvert ? », demande-t-elle au répartiteur d’appels. Elle explique à La Presse qu’il y a deux ambulances pour couvrir Les Escoumins, deux pour Forestville et une à Sacré-Cœur. Mais cette dernière ne fait pas de transferts vers la ville.

Une autre ambulance

Il est 13 h 40, une vieille dame arrive en ambulance, de Sacré-Cœur, petite municipalité située à environ une demi-heure. Le concierge passe désinfecter les lieux où était gardé le patient en route pour Saguenay, puis on y installe la nouvelle venue. Un homme, dont la fièvre ne cesse de grimper, est installé sur une autre civière. Dans la salle d’attente, une femme a la respiration sifflante. Dans cet hôpital, un couloir mène aux urgences, un autre au service des hospitalisations. L’une des infirmières fait remarquer qu’elles n’ont pas eu le temps de manger leurs assiettes aux fruits de mer du resto du coin.

La Presse aux Escoumins

Des semaines de 100 heures

La semaine dernière, un médecin a enfilé 132 heures de garde en sept jours à l’hôpital des Escoumins. Cette semaine, son confrère, le Dr Jonathan Aubert, est de garde cinq jours en ligne, à raison d’au moins 14 heures. Il est à l’hôpital depuis 18 h la veille, et il est midi. Il voit des patients avec rendez-vous avant de retourner aux urgences. Le médecin sera de garde les 23, 24, 25 et 26 décembre. Il reçoit La Presse dans son bureau de la clinique située entre les corridors des urgences et du service d’hospitalisation. Ses yeux rougis témoignent de ses longues heures de garde.

« C’est vrai quand le Dr Barrette dit qu’on a le temps de dormir. J’ai dormi quelques heures durant mes derniers quarts de travail, dit-il. Mais moi, je ne connais pas ça, des médecins qui travaillent trois jours par semaine. En tout cas, pas ici. »

Appelé à réagir il y a dix jours à la pénurie de médecins durant les Fêtes, le ministre de la Santé a soutenu que « les médecins [étaient] tout à fait capables d’assurer le service 24 heures sur 24, sept jours sur sept, de jour comme de nuit, avec les effectifs actuels ». 

« Il faut mettre les choses en perspective. Les Escoumins, ce n’est pas Montréal-Nord, a-t-il dit. Il n’y a pas la même lourdeur. Je suis certain qu’un médecin de garde durant 132 heures en une semaine, et je précise bien de garde, a été en mesure de dormir une nuit complète. »

« Je ne doute pas que la situation puisse être difficile par moments, mais c’est possible d’assurer le service avec de la bonne volonté, avec les effectifs actuels. » — Le ministre Gaétan Barrette

Le Dr Aubert a fait le calcul, il estime que le Ministère a oublié de calculer les heures de travail enchaînées. Et il souligne que les médecins font de la garde, de la clinique et de l’hospitalisation en simultané sur la Côte-Nord. Il déplore l’absence de soutien clinique. Pour illustrer ce qu’il dit, il soulève le dossier papier de son patient dans la salle d’attente. La pile fait deux ou trois pouces d’épaisseur. Aucun dossier n’est informatisé aux Escoumins, déplore-t-il.

« On peut faire dire n’importe quoi à des chiffres. Je trouve que les calculs du Dr Barrette à notre égard sont biaisés. Les calculs ne tiennent pas compte de la concentration de nos heures. Ici, la semaine de 35 heures, ça n’existe pas. On parle plutôt de 80 heures en moyenne. À Forestville, il y a des gardes de 24 heures. Plusieurs n’ont pas pris de vacances depuis des années. »

Pas plus de… 60 heures

Le doyen de l’hôpital, le Dr Claude Déry, prend une pause de quelques minutes dans la salle du personnel pour s’entretenir avec La Presse. Il raconte qu’il abattait des semaines d’une centaine d’heures auparavant, quand il exerçait dans la région de Matagami. Il s’est tapé une bonne dépression. Aujourd’hui, il ne dépasse pas la barre des 60 heures.

« C’est drôle, en 30 ans de pratique, je ne me rappelle pas avoir déjà vu le Dr Barrette ici. En tout cas, il faut bien mal connaître le travail qu’on fait pour dire que nos effectifs sont suffisants. Le dépannage a sa raison d’être. Il faut respecter ses limites. Parfois, elles sont familiales. »

« On a le droit d’avoir une vie. Et recruter un médecin prend du temps. C’est le même principe que la recherche d’un nouveau locataire : il faut s’y prendre d’avance. Dans notre cas, il faut attendre à l’été prochain. » — Le Dr Claude Déry

À l’hôpital des Escoumins, de Forestville ou de Fermont, il y a les camionneurs la nuit qui s’arrêtent pour le renouvellement d’une ordonnance. Il y a les otites. Et il y a les cas plus graves : chutes, crises cardiaques, maladies pulmonaires, intestinales, méningites. Il y a encore le bûcheron qui se blesse en taillant son sapin. Les médecins assurent les suivis de grossesse en prévision des accouchements à Saguenay, à La Malbaie, voire à Baie-Comeau.

« Je me souviens d’une femme qui était arrivée en pleines contractions pour son troisième bébé, dilatée à 4 cm. La route était fermée à cause d’une tempête. On a appelé Saguenay, nous étions prêtes. On avait peur des complications. On a prié, beaucoup, on s’est croisé les doigts », raconte la Dre Myriam Tardif-Harvey, qui désire fonder une famille aux Escoumins.

Elle se sert un café dans une grosse tasse bleue. Elle raconte que son conjoint travaillait à Montréal. Il a accepté de s’installer aux Escoumins. « Je tope à 100 », précise-t-elle en riant, parlant des heures de travail qu’elle peut abattre dans une semaine. « Mais j’aimerais trouver le temps de faire un bébé. »

Médecins et infirmières « à boutte »

« Avec la fermeture des lits aux Escoumins, on a davantage de transferts de patients. Nous, on le constate, les médecins et les infirmières sont “à boutte”. Ça n’est pas une joke, cette affaire-là. On est à risque, il y a un danger », affirme Carl Boucher, chef d’équipe du transport ambulancier aux Escoumins. La plupart des transferts ambulanciers de la Côte-Nord se font vers Saguenay ou Baie-Comeau. Néanmoins, il arrive que des patients soient transférés à Québec. Plus rarement, à Montréal, en psychiatrie, par exemple. Avec les équipes médicales à découvert, l’équipe prévient que la Côte-Nord n’est pas à l’abri d’une rupture de service. Par exemple, un transfert à Québec prend de huit à neuf heures. À Montréal, 22 heures, avec le repos obligatoire. Dans la journée suivant le passage de La Presse, au moins cinq transferts de l’hôpital des Escoumins ont été faits, selon des chiffres obtenus.

Entrevue avec le Dr Guy Bisson, directeur du CISSS de la Côte-Nord

« Je veux des infirmières »

Le nouveau manitou des services médicaux de la Côte-Nord admet qu’il y a une crise à « stabiliser » aux Escoumins, comme ailleurs sur le vaste territoire. Il admet d’emblée qu’il y a une pénurie de médecins. Mais selon lui, la solution ne passe pas par le recrutement médical. Et le « statu quo » n’est pas envisageable.

« Je veux des infirmières », tranche le Dr Guy Bisson, directeur des services professionnels et de l’enseignement universitaire (DSP), qui a fait la route depuis Sept-Îles pour rencontrer La Presse à mi-chemin, dans ses bureaux de Baie-Comeau.

« Je peux bien vouloir des médecins, mais ce sont des gens fluctuants. Une portion du corps médical est stable, une portion est instable. Les médecins ne font pas de racines ici. Ils sont utiles, mais ils finissent par nous quitter. Je pense que c’est plus facile de recruter des inhalothérapeutes, des ergothérapeutes et des infirmières. Quand j’en aurai, je vais pouvoir m’asseoir avec mes médecins et revoir qui fait quoi, répartir les tâches à d’autres professionnels. »

Place à la réflexion

Arrivé il y a environ deux mois, le nouveau directeur veut sortir la Côte-Nord de l’« hospitalocentrisme ». Il faut éviter que les urgences ne deviennent une clinique sans rendez-vous, dit-il. Est-ce que le personnel actuel à l’hôpital des Escoumins est suffisant ? lui demande-t-on. « Je ne le sais pas », répond-il.

« Pour l’instant, ce qui est là, c’est en fonction de ce qui a été monté par mes prédécesseurs. Moi, je dis qu’il y a une réflexion à faire. Il faut se recentrer sur le patient, pas sur le syndicat ni sur le Dr Barrette. Encore une fois, c’est juste une question d’organisation. »

« Le réflexe à avoir, c’est de garder le patient dans son cadre de vie, en lui offrant des soins chez lui, en ressources intermédiaires. »

— Le Dr Guy Bisson, directeur des services médicaux de la Côte-Nord

Le Dr Bisson dit à la blague qu’il n’aurait pas dû accepter le poste du plus haut gestionnaire sur la Côte-Nord. Il a « un plan très clair », sans se donner d’échéancier à court ou moyen terme. Il enchaîne en soulignant qu’il se donne le mandat de « stabiliser » la Côte-Nord.

« Arrêtons de crier et de hurler, et voyons comment on peut faire mieux. Je ne veux plus travailler avec des suppositions. Essayez, vous, de trouver un psychiatre ou un radiologiste entre Noël et le jour de l’An ! Il n’y a pas un médecin qui va venir travailler dans un milieu instable, et encore moins un jeune médecin qui a besoin d’être rassuré. Ce qui est clair, c’est que je ne peux pas conscrire un médecin durant deux jours. Il y en a qui me disent qu’ils sont sur le bord d’un burn-out. Ce n’est pas parce que c’est le Nord qu’il faut accepter l’inacceptable. »

En chiffres

8257

Nombre de patients  reçus aux urgences aux Escoumins en 2017

8434

Nombre de patients reçus aux urgences à Forestville en 2017

3

Nombre d’infirmières praticiennes spécialisées, dont 2 à Baie-Comeau et 1 à Sept-Îles

Spécialités à pourvoir

Baie-Comeau ou Sept-Îles :

anesthésie, orthopédie, dermatologie, gastroentérologie, gériatrie, neurologie, ophtalmologie, psychiatrie

Source : CISSS de la Côte-Nord

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