Déclarations

Manifestations de vie

7,5/10

Pour sa première mise en scène au théâtre, la chorégraphe Mélanie Demers s’attaque à un texte exigeant et abstrait, Déclarations du Canadien Jordan Tannahill, écrivain et dramaturge récompensé deux fois du prix du Gouverneur général, ici traduit par Fanny Britt.

La prémisse est la suivante : dans l’avion, après avoir appris que sa mère était atteinte d’un cancer incurable, Jordan Tannahill écrit dans l’urgence des centaines de phrases, comme autant d’affirmations, de manifestations d’une vie qui menace de disparaître dans le néant, invoquant pêle-mêle souvenirs, objets, pensées, images, culture…

Le dramaturge convie sur scène cinq voix, cinq personnages, qui récitent leur texte sans l’avoir appris par cœur, à l’aide d’un télésouffleur, parfois chacun leur tour, parfois en diapason ou en canon. Chaque affirmation est accompagnée d’un geste, spontané, désiré, différent à chaque représentation.

On comprend pourquoi le directeur artistique du Prospero, Philippe Cyr, a pensé à Mélanie Demers pour mettre en scène Déclarations. D’emblée, la chorégraphe s’est toujours réclamée d’une certaine hybridité dans ses créations, qu’il est difficile de contenir dans les frontières d’une seule discipline. Travail du corps, de la voix, manipulation d’objets, tableaux performatifs, elle jongle avec les diverses matières à sa disposition afin de faire naître sur scène un art qu’elle désire le plus vivant et authentique possible, avec les défis que cela suppose.

Et la matière qu’elle a ici sous la main est certainement vertigineuse, mouvante, difficile à travailler, mais aussi puissante. Déclarations n’est pas un texte facile à aborder. Il est rempli d’aspérités, de trous, et il peut être difficile d’en saisir le sens. Le plus grand et le plus petit, le magistral et le trivial, la politique et l’intime s’y côtoient sans hiérarchie. D’un même souffle, les personnages nomment le Big Bang et la trace de « brake » dans les petites culottes, la nostalgie d’un souvenir d’enfance et la première baise sur le siège arrière d’une voiture, l’aube et l’odeur du Windex.

Bombardé de ces fragments épars récités dans une certaine urgence, le spectateur peut autant se laisser avaler que se braquer. Laisser le texte couler en soi, en laissant son intellect de côté, semble être la seule façon de le digérer, en le mastiquant lentement.

Tableaux vivants

Avec cinq interprètes aux expériences et castings disparates, venus ici du théâtre (Macha Limonchik, Vlad Alexis, Claudia Chillis-Rivard), là de la danse (Marc Boivin, Jacques Poulin-Denis), Mélanie Demers crée sur scène (avec l’aide de la scénographe Angélique Willkie) différentes atmosphères pour accompagner les modulations du texte.

La mécanique théâtrale, comme souvent chez Demers, est mise à nue, avec des changements de costumes à vue et de nombreuses manipulations d’objets faisant surgir, par accumulations et souvent de façon ingénieuse et surprenante, différents tableaux visuellement probants.

Après la litanie d’affirmations scandées qui ouvre la pièce, débutant toutes par « voici » – ma main, l’aube, la chose, une photo floue, un as de pique –, le texte devient plus rond, tricoté de traces de souvenirs, réminiscences, conversations. La tension dramatique, de plus en plus palpable, est appuyée par la musique enveloppante, mais aussi inquiétante, de Frannie Holder.

Si quelques passages ont semblé plus laborieux le soir de la première – pas toujours facile d’être en parfaite synchronicité, avec une partition parfois alambiquée et un téléscripteur –, les interprètes réussissent par moments à atteindre ce vertigineux point d’équilibre où la scène s’efface pour laisser place au vivant, au moment présent, ce qui demande un libre abandon qu’on ne peut que saluer.

À quoi ressemble un corps ? C’est la question que pose l’auteur, devant une matérialité rendue évanescente par l’ombre de la disparition qui se dresse devant lui et qui menace de tout avaler. De quoi sont faits les souvenirs lorsque les personnes disparaissent ? Que restera-t-il d’un corps, d’une main dont la tangibilité semble indiscutable, mais qui demain ne sera plus, qui demain sera poussière ? Voilà des questions qui résonnent en nous longtemps après notre sortie du théâtre.

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