Spectacles

À la conquête du métavers

Une employée nous souhaite la bienvenue et nous oriente vers la scène SiriusXM. Au bout d’un long couloir qui surplombe un décor désertique de style Grand Canyon, la musique prend de l’amplitude. Dispersées dans une grande salle, des dizaines de bulles flottantes renvoient le visage de spectateurs devant leur webcam.

Pendant nos déplacements, quelques conversations indiscrètes se rendent à nos oreilles. « C’est malade, pour le prix d’une pinte, on peut voir plein de shows ! », lance un mélomane à son ami.

Bienvenue dans le « métavers » tel qu’imaginé par le Phoque OFF, qui a conclu vendredi son « festival déjanté de diffusion alternative ». Un petit miracle technologique lorsqu’on sait que tout s’est mis en branle « autour du 8 janvier », quelques semaines après que le gouvernement eut interdit les concerts en salle.

Patrick Labbé, cofondateur et directeur général du rendez-vous de musique indépendante de la capitale, a posé une question simple à son partenaire new-yorkais Nowhere, spécialisé dans la création d’univers en trois dimensions : « Mettons qu’on pousse la machine au maximum, qu’est-ce qu’on est capables de faire ? »

Pour connaître la réponse, il fallait assister à l’une des cinq soirées « métavers » du festival, pensé pour l’industrie de la musique, mais tourné vers le public. Par l’entremise d’un portail web, tous avaient accès à une riche programmation dans un environnement virtuel partagé : un hall, trois salles de concert et quelques passages secrets.

Chaque festivalier, à condition d’avoir une webcam et un micro, pouvait se déplacer grâce aux touches de son clavier et interagir de vive voix et de vif visage avec les autres spectateurs. Lors de notre passage devant la scène Sirius XM, un écran géant diffusait une solide captation exclusive de Charlotte Brousseau, accompagnée de cinq musiciens.

Le dada de Facebook

Qu’est-ce que ça mange en hiver, le métavers ? « C’est l’extension du monde physique par la création d’expériences numériques », résume Yanick Folla, cofondateur de la galerie numérique 0x Society et spécialiste des nouvelles technologies.

Facebook, en renommant ses activités Meta, a voulu prendre une longueur d’avance dans l’exploration de ce nouveau monde, accentué par la pandémie de COVID-19.

À l’été 2020, l’entreprise de Mark Zuckerberg a lancé une version test d’Horizon Venues, application qui permet d’assister à des concerts en réalité virtuelle (RV) et augmentée (RA). Les utilisateurs munis d’un casque Oculus Quest – son fabricant a été acheté par Facebook pour 2 milliards US en 2014 – peuvent se déplacer dans la foule et interagir sous la forme d’avatars.

« L’adoption de nouvelles technologies commence toujours avec une niche, souvent des publics plus spécialisés, à l’affût des innovations », note Emmanuelle Parent, chargée de cours à l’Université de Montréal et spécialiste du bien-être numérique.

« Facebook, avec Meta, souhaite que le métavers devienne un média de masse. »

— Emmanuelle Parent, spécialiste du bien-être numérique

Billie Eilish, Tiësto, Alicia Keys ou encore 2 Chainz ont offert des prestations plus ou moins remarquées entre les murs numériques d’Horizon Venues. Plus récemment, un concert exclusif des rockeurs Foo Fighters a créé une agitation aussi vive que succincte. L’évènement vitrine, présenté tout juste après le Super Bowl, a été plombé par une succession de problèmes techniques.

Des milliers d’avatars sont restés coincés dans la salle d’attente virtuelle, incapables d’entrer dans l’amphithéâtre 180 degrés, qui a finalement pu accueillir environ 10 000 personnes. Les couacs ont forcé Vivek Sharma, VP de l’entreprise, à réagir sur Twitter : « Désolés pour ça. Nos équipes y travaillent, la demande était sans précédent. »

Outre Horizon Venues, destiné aux évènements à grand déploiement, l’application sœur Horizon Worlds encourage les utilisateurs Facebook à créer leurs propres espaces virtuels. Elle compte environ 300 000 abonnés aux États-Unis et au Canada, soit 10 fois plus qu’en décembre dernier.

C’est cette plateforme qu’utilisera la société de production et médiatique UniVR pour produire la « première soirée d’humour francophone dans le métavers ». « J’ai créé un monde évènementiel ouvert au public, avec une salle de conférence, une salle de spectacle et une régie fonctionnelle », énumère Gabriel Brien, fondateur d’UniVR, voué à la démocratisation de la réalité virtuelle.

Le créateur de contenu sur YouTube a travaillé au côté de Bill Production, un « génie du codage », pour imaginer le monde Quebec Club 100, l’un des 10 000 créés dans Horizon Worlds. La salle accueillera samedi – tous sous la forme d’avatars – l’animateur Goofy Welldone, des humoristes invités comme Alex Lévesque (Dessine Bandé) et Chuck Deschamps (copropriétaire du Bordel) ainsi que 25 spectateurs équipés d’un casque Quest ou Rift.

Les spectateurs auront la possibilité non seulement d’interagir entre eux, mais aussi de réagir aux prestations grâce à des mouvements de tête et de manette. La soirée d’humour de samedi est gratuite « pour sensibiliser au potentiel du métavers », mais UniVR prévoit prochainement « louer » sa salle virtuelle à des promoteurs ou à des entreprises.

Concerts et jeux vidéo

Meta est loin d’être le seul géant à s’être lancé dans la course à l’espace virtuel. Les premiers grands succès du monde « phygital », mot-valise anglophone de « physique » et « digital » (la traduction française phymérique a été proposée), proviennent de l’industrie du jeu vidéo. En 2020, une prestation de neuf minutes de Travis Scott à même le jeu phénoménal Fortnite a mis la barre haut pour les prospecteurs du métavers.

Le rappeur américain – moins fréquentable depuis la bousculade meurtrière à son festival Astroworld – a touché quelque 20 millions US grâce à son partenariat avec le studio Epic Games. Au plus fort du concert, 12 millions de joueurs ont convergé dans l’environnement virtuel du chanteur. En incluant quatre reprises, ce sont environ 30 millions de compétiteurs qui ont assisté à l’évènement Astronomical.

Les chanteurs recrutés par Fortnite, parmi lesquels Ariana Grande et Marshmello, sont modélisés en animation 3D et profitent d’une mise en scène immersive sur mesure. Les fans sont légion à acheter des produits dérivés (skins) qui modifient l’apparence de leur avatar.

Des concerts éclairs similaires ont été organisés dans des jeux comme Roblox (Twenty One Pilots, Lil Nas X), Minecraft (Block by Blockwest) ou Aventure Quest 3D (Korn), avec des dizaines de millions de vues et des ventes lucratives à la clé.

D’autres géants font plus directement concurrence aux plateformes Horizon de Meta. C’est le cas de VRChat, plateforme qui peut être utilisée en réalité virtuelle comme en 2D. Les musiciens électroniques Jean-Michel Jarre et Porter Robinson y ont fait des apparitions remarquées.

Le rappeur Snoop Dogg, de son côté, a préféré se payer un lot dans le carré de sable virtuel The Sandbox. Il y a fait bâtir une maison et y organise des concerts. Dans ce genre d’écosystèmes comme Decentraland ou Upland, « les créateurs fragmentent un monde et vendent les parcelles sous forme de NFT [jetons non fongibles] », explique l’expert Yannick Folla.

Warner Music Group, partenaire de The Sandbox, a lui aussi voulu mettre quelques orteils dans le métavers. Il s’est associé avec la société technologique et évènementielle Wave pour produire des concerts immersifs et interactifs. Entre autres têtes d’affiche, The Weeknd – sa prestation a été diffusée en direct sur le réseau social TikTok –, Justin Bieber et John Legend ont tous créé des spectacles exclusifs sous la forme d’animations 3D.

Plus près de nous, Guy Laliberté planche toujours sur la plateforme sociale de réalité mixte Hanai World, basée sur la technologie Microsoft Mesh.

« Lorsque j’ai fondé le Cirque du Soleil, je créais des expériences théâtrales pour un médium traditionnel – le cirque. En créant Hanai World, nous proposons des expériences théâtrales basées sur une plateforme contemporaine – le métavers », lit-on sur la page Facebook d’Hanai World.

La plateforme promet aux détenteurs de NFT des expériences « phygitales » en réalité virtuelle et augmentée. Pour l’instant, aucun concert n’a encore été annoncé, mais le fondateur du Cirque du Soleil converti au « DJing » risque fort d’appâter de grands noms du monde artistique.

Après cinq jours d’expérimentation au Phoque OFF, Patrick Labbé ne regrette absolument d’avoir ouvert les portes du métavers, un « laboratoire fascinant ». « J’ai passé la soirée de lundi avec des Mexicains, des Portugais, des Américains. Les gens viennent de partout et nous offrent une grosse couverture. En temps normal, personne n’aurait parlé de l’artiste Douance en Argentine. »

Dérapages bien réels

En plus de craintes liées à la collecte de données confidentielles, le comportement de certains utilisateurs dans le métavers fait l’objet de préoccupations. Des spectateurs éméchés ou bruyants jouent parfois les trublions. Lors de notre passage au festival Phoque OFF, un membre de l’organisation a demandé à un spectateur de parler moins fort ou bien de s’éloigner de la scène pendant les chansons. En ce qui concerne la salle Quebec Club 100, elle est dotée d’un salon VIP. insonorisé qui permet aux invités de discuter sans déranger. « Si les gens ne coopèrent pas et sont dérangeants, on a une petite baguette magique, explique Gabriel Brien, d’UniVR. On touche l’avatar, qui se retrouve en prison et qui ne peut plus rentrer dans notre monde. » Dans Horizon Worlds et Horizon Avenues, des femmes ont dénoncé du harcèlement sexuel subi par leur avatar. Meta a réagi en ajoutant des bulles de sécurité de quatre pieds autour des personnages. Pendant le festival Phoque OFF, des affiches « safe space » (espace sécurisé) interactives permettaient aux festivaliers du métavers d’entrer en contact avec des employés à tout moment.

Gare aux « inégalités numériques »

Même sans parler de RV, de RA, de NFT et d’autres sigles dont les Z et les Y connaissent davantage l’ABC, les nouvelles technologies, comme cette phrase, pourraient freiner un large public. En janvier 2021, Wave a largué sa technologie de réalité virtuelle pour se concentrer sur les plateformes grand public comme YouTube, Twitter, Twitch, TikTok ou Facebook. C’est aussi pour joindre le plus grand nombre que le Phoque OFF a créé un environnement accessible, où le casque n’était pas prescrit. « On voulait s’adresser à monsieur et madame Tout-le-Monde, et non juste à des geeks. Dans 10, 15 ou 20 ans, ce sera peut-être une autre affaire. Catherine, 45 ans, qui tripe sur la musique indépendante, je ne suis pas sûr qu’elle ait un casque chez elle. » Au-delà de l’accès au matériel – un casque Oculus Quest 2 se détaille environ 450 $ –, le « métavers » risque accroître les « inégalités numériques » en matière de littératie, c’est-à-dire « dans l’usage et dans la compréhension de la plateforme », fait observer Emmanuelle Parent, cofondatrice du Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne. Sur ce point, l’éducation reste la clé, croit-elle.

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