Des agents de bord qui ont viré de bord
Rebâtir une fin de carrière
Pendant 35 ans, Lise Groleau a été heureuse, non pas comme un poisson dans l’eau, mais comme un pinson en l’air : elle chérissait son métier d’agente de bord pour Air Canada, qu’elle souhaitait exercer jusqu’au bout. « Je n’étais pas prête à quitter mon emploi. Mais avec la COVID-19, tout a changé », confie la quinquagénaire, peu enjouée à l’idée de travailler dans ce nouveau contexte, à porter un masque des heures durant – elle qui s’envolait surtout en Asie ces derniers temps.
Quand l’entreprise a offert en 2020 des congés sans solde pour minimiser les licenciements, Mme Groleau a saisi l’occasion, se retirant six mois pour épargner les jeunes employés. Mais pas question de rester inactive.
« Mon mari fait de la rénovation, et je
me suis dit : “Pourquoi ne pas devenir entrepreneure générale, qu’on puisse travailler ensemble ?” »
— Lise Groleau
« J’ai donc suivi un cours auprès de la Régie du bâtiment du Québec, étudiant 12 heures par jour », se souvient-elle. Son congé achevé, au début de 2021, elle exclut de retourner à bord, troquant définitivement son uniforme contre celui de professionnelle du bâtiment.
Enchantée par sa reconversion, elle s’est tout de suite consacrée au secteur de l’habitation, à commencer par la rénovation complète du logis de ses beaux-parents à Mont-Blanc. Elle peut mettre à profit son sens du service à la clientèle ainsi que sa maîtrise des langues, aiguisés par 35 ans de vols, le tout sans regrets, mais avec une pointe de nostalgie ; elle adorait l’esprit de camaraderie, les escales organisées entre amies et le contact avec les passagers.
Lise Groleau a d’ailleurs un œil sur les frontières, grâce à un large réseau d’amis tissé autour du globe, et des avantages conservés auprès de l’entreprise où elle travaillait. Ainsi, entre deux projets de rénovation, l’ex-agente et son mari pourraient bien faire un saut en Guadeloupe ou au Portugal. Dorénavant, c’est elle qui se fera offrir un verre de vin à bord, gratifié d’un clin d’œil à ses anciens camarades de vol.
Le 7e art comme 7e ciel
Eric Gonsalves n’a pas attendu la pandémie ni la cinquantaine pour changer de cap. Après avoir officié pendant près de cinq ans comme agent de bord pour Rouge, en dépit d’une situation très enviable, il sentait que le ciel était devenu la limite. « J’adore être mis au défi, mais même à 40 000 pi d’altitude, il n’y en avait plus assez pour moi. J’étais au sommet et je n’avais plus d’échelons à gravir – à moins de devenir pilote, ce dont je n’ai jamais eu envie », lâche celui qui a été embauché à l’âge de 23 ans.
Ses conditions ? De la ouate : il a été dans la première cohorte de la nouvelle filiale d’Air Canada, ce qui lui a rapidement accordé des priorités pour le choix des destinations et des collègues, sans jamais se trouver en attente (stand-by). « J’étais très, très chanceux, j’ai fait le tour du monde avec des équipages extraordinaires », reconnaît-il. Une situation radieuse, mais pas sans nuages. Outre le manque de défis, il voyait rarement ses proches et tombait de fatigue une fois à la maison.
« Beaucoup d’agents de bord répètent : “Ce sera ma dernière année. Ce sera ma dernière année”, mais ne font jamais le saut, par peur de ne pas trouver mieux ailleurs. »
— Eric Gonsalves
Le saut, lui, il l’a fait. Sans parachute. En 2018, il plaque tout pour une sabbatique. L’année suivante, il reprend des études au collège LaSalle en design intérieur. Il décolle, décrochant d’importants contrats pour réactualiser de fond en comble trois maisons. Puis bifurque, cette fois pour investir le monde cinématographique : désormais, il est coordonnateur de production chez MPC Films, et travaille d’arrache-pied sur un projet d’envergure qui sera bientôt diffusé sur Netflix. Aucun lien avec l’aviation ? Détrompez-vous : « En matière de formation au service à la clientèle, Air Canada nous a fourni un passeport pour l’excellence. Aujourd’hui, cela me permet de parfaitement gérer les interactions avec une quinzaine d’artistes au quotidien », constate-t-il.
Le ciel est-il redevenu la limite ? Eric, avide de défis, aspire à faire planer les gens, autrement : « Dans deux ans, je serai producteur de cinéma », entrevoit-il. Que lui souhaiter ? Bon vol !
Une résurrection de carrière
Tout au long de sa carrière d’agente de bord, Marie-Josée Lemire n’a jamais cessé de regarder par le hublot. Entre deux embarquements, elle a occupé toutes sortes d’activités parallèles, comme croupière au Casino de Montréal, importatrice de meubles d’Indonésie ou encore gérante d’un petit resto au sein d’un gym. Quand Air Canada lui a offert un plan de retraite anticipée l’an passé, elle a donc été embauchée en un clin d’œil par la SAQ, comme conseillère à la caisse. Mais rapidement, sa coupe a été pleine, notamment par manque de stimulation, et Mme Lemire est retournée à la planche à dessin pour mieux circonscrire la nouvelle profession à laquelle elle aspire. Courtière hypothécaire ? Représentante en vente ? Finalement, une porte s’est ouverte dans le domaine funéraire, Urgel Bourgie la prenant sous son aile à titre de directrice funéraire. « En discutant avec les gens du milieu, j’ai senti que c’était pour moi. Un directeur funéraire conseille les gens et fait de la planification », explique-t-elle.
Et si, à première vue, il semble difficile d’établir un parallèle entre son ancien et son nouvel emploi, Marie-Josée Lemire en tisse un sans difficulté. « Dans les deux cas, on travaille avec toutes sortes d’ethnies et dans toutes sortes de conditions. »
« Les gens qui voyagent sont souvent dans le stress et vivent toutes sortes d’émotions, ce qu’on voit aussi dans le domaine funéraire. »
— Marie-Josée Lemire
« Aussi, on retrouve l’aspect professionnel, avec une apparence très soignée et un sens du service plus poussé », pose-t-elle.
Regrette-t-elle certains aspects de son ancienne vie plus nomade ? « Rien, je ne regrette rien ! », lance-t-elle ; même si elle aime tout de même pouvoir dormir chez elle tous les soirs et être davantage disponible pour sa fille de 15 ans.
Barista après un coup de barre
Après avoir servi des passagers pendant 34 ans au gré des couloirs exigus d’aéronefs, Louis Bertrand a désormais bien meilleure latitude derrière le comptoir du café des Bons vivants, à Sainte-Adèle, où il est devenu barista. Toutes ces années, il s’est certes régalé au fil des escales, mais avait dernièrement entamé une réflexion.
« Agent de bord, c’est extraordinaire, mais c’est plus difficile qu’il n’y paraît. Les gens ne voient pas le manque d’espace, d’air, de sommeil... qui finit par user. »
— Louis Bertrand
Quand Air Canada lui a présenté un plan de départ en 2021, il a levé la main.
Par amour du café et des nouvelles expériences, il s’est ensuite inscrit à une formation de barista, par intérêt personnel. Puis, croisant le chemin de Marc Hervieux, fondateur de l’établissement où il travaille désormais, il s’est embarqué dans l’aventure, conservant un arrière-goût de son ancienne vie. « On retrouve cette proximité avec la clientèle. L’esprit d’un café, c’est de prendre le temps et d’échanger », dit celui qui est titulaire d’un triple bac en sciences humaines (psychologie, philosophie, théologie). Sa fibre artistique, naviguant entre écriture et peinture, pourrait-elle aussi ouvrir la voie à d’autres sentiers ? « Je suis heureux présentement. Mais se placer devant l’inconnu, c’est la plus belle chose de la vie », philosophe-t-il.
À deux pas de chez elle
À l’été 2021, Isabelle Dion a pu prendre sa retraite anticipée après avoir été agente puis directrice de bord pendant 32 ans. Désirant encore être active, et très sollicitée dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, elle s’est composé son propre menu de temps partiels, devenant administratrice des installations pour la firme d’ingénierie WSP et secrétaire-réceptionniste pour une clinique médicale ORL.
Des emplois, pour une fois, à deux pas de chez elle.
« Ce sont des expériences nouvelles, je rencontre du monde. Surtout, j’aime être chez moi tous les soirs... et savoir ce qu’il y a dans mon frigo ! »
— Isabelle Dion
« Même si ça me manque un peu de ne pas être en escale quelque part toutes les semaines, à mon âge, agent de bord, ce n’est pas facile sur le système », ajoute-t-elle.
Des employés tissés serré
Ces anciens agents de bord garderont certes de précieux souvenirs de voyages et de découvertes, mais c’est surtout l’esprit de camaraderie qui a laissé chez eux une marque indélébile. « On est une grande famille, des confidents, on se raconte nos vies pendant que les passagers dorment et on est témoins et on se soutient face à la difficulté du travail. C’est bien plus que des collègues, et c’est un des aspects qui font qu’il est plus difficile de partir », raconte Louis Bertrand.
« Les gens ont du mal à comprendre, mais être agent de bord, c’est une façon de vivre. Il y a tellement de camaraderie, on fait ensemble de longs vols partout dans le monde : Shanghai, Israël, etc. Je volais souvent avec les mêmes personnes, on s’organisait et planifiait nos escales entre copines, on en profitait au maximum », relate Lise Groleau.