Knowlton — Marc-André J. Fortier, vous connaissez ? Son nom est pratiquement inconnu du grand public, mais ses œuvres sont vues par des millions de personnes.
C’est lui qui a sculpté dans le bronze les Maurice Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur et Howie Morenz qui trônent devant le Centre Bell depuis 10 ans. L’artiste nous raconte cette expérience, éprouvante et grisante, qu’il a vécue comme la finale de la Coupe Stanley !
Quand il a reçu le coup de fil lui annonçant qu’il avait été choisi par le CH, il a eu un certain vertige.
« C’était le plus gros projet que j’avais eu. Je savais que ce serait un contrat difficile, mais fantastique. J’avais l’occasion de montrer ce dont j’étais capable », dit l’artiste autodidacte qui expose ses œuvres au Canada, aux États-Unis et en France.
Il n’a pas perdu une minute. Il fallait faire vite, il n’avait que huit mois pour remplir ses engagements. C’était peu.
La longueur du bâton
« Je voulais reproduire les joueurs en action, pas figés. Il me fallait étudier leur position sur la glace, la façon dont ils bougeaient, explique M. Fortier, rencontré dans son atelier de Knowlton. J’avais comme informations la grandeur des joueurs, la hauteur des patins, plusieurs photos d’époque, mais il manquait un élément dans mon équation : la longueur du bâton. Je suis allé au Temple de la renommée à Toronto faire de la recherche. »
Howie Morenz mesurait 5 pi 11 po sur patins, tandis que Jean Béliveau mesurait 6 pi 7 po. « J’ai compris pourquoi Morenz semblait traîner sur la glace, tandis que Béliveau travaillait si près du corps. »
La commande du CH voulait que chaque joueur soit déposé sur une plaque de 4 pi sur 4 pi. « Ça n’aurait pas été réaliste. J’ai demandé des 5 x 6 pour que chacun ait sa patinoire, sa rondelle. Ils ont accepté. »
Fortier a d’abord fait des modèles réduits sur armatures d’acier, devenues les squelettes de Maurice Richard et compagnie. « Quand j’ai montré ça aux membres du comité responsable du projet, ils me regardaient comme si j’étais fou. » Ils ont néanmoins donné leur feu vert. M. Fortier a couvert les armatures d’une pâte à modeler qu’il a façonnée et sculptée jusqu’à satisfaction. « Si un joueur du junior majeur voit mes sculptures, je veux qu’il se dise : “J’aurais peur de jouer contre ces gars-là !” »
L’artiste a dû parlementer, exprimer sa vision des choses. « On insistait pour que je sculpte Maurice Richard avec ces yeux fous qu’il avait parfois. En deux dimensions, ça passe. En trois ? Il aurait eu l’air complètement débile. J’ai proposé de le présenter dans une position très difficile, balayant la rondelle d’un côté avec ses gants mous pendant qu’il frappe un gars de l’autre. »
M. Fortier a lui-même déjà joué au hockey mineur. « J’ai joué quelques années. Avec mon gabarit, je n’étais pas très bon, mais j’étais rapide. Ça m’a quand même aidé pour le projet. Je comprenais ce que ça prend comme concentration, ce qu’on doit regarder. J’imaginais un but lointain, comment ils visaient, comment ils maniaient la rondelle. »
Sept jours sur sept
L’artiste avait 47 jours à consacrer à chacun des joueurs, pour un total de cinq mois. L’Atelier du bronze, une fonderie d’art située à Inverness, demandait ensuite trois mois pour couler le bronze. On y utilise la technique de la cire perdue. « J’ai travaillé sept jours sur sept pendant cinq mois. J’étais souvent à mon atelier dès 6 h le matin et j’en sortais à minuit. Ma blonde de l’époque me préparait des plats que j’engouffrais avec appétit, mais je maigrissais quand même. J’ai perdu plusieurs kilos dans l’aventure. J’étais debout toute la journée à pousser de la pâte, toujours en mouvement. »
Le sculpteur, habitué de donner son 110 %, dit avoir aimé travailler sous pression, avec des conditions strictes, un budget à gérer, un échéancier serré à respecter. « J’aime l’orchestration, la logistique, le travail d’équipe. » À un moment néanmoins, les nerfs de son poignet gauche ont cédé. « J’ai tellement travaillé que mon corps me lâchait. J’ai mis une attelle et j’ai terminé le travail. J’avais 47 ans. J’en ai 57 aujourd’hui, je serais incapable d’avoir cette même énergie aujourd’hui. »
Quand il a vu ses joueurs de hockey, de bronze patiné, il a eu un frisson de fierté : quatre légendes du hockey qu’il avait immortalisées. « On a toujours le rêve de créer une œuvre célèbre, reconnue. Les fans du Canadien de Montréal aiment les statues, ils les ont adoptées », se réjouit-il.
L’an dernier, un partisan déçu de la saison du Bleu-Blanc-Rouge a néanmoins poussé l’audace en couvrant la tête des sculptures d’un sac de papier brun. Un autre a plus tard installé des pancartes à vendre avec la mention « prix réduit » devant chacune d’elles. Les deux incidents ont semé la controverse dans le monde du hockey, plusieurs déplorant le manque de respect envers les joueurs légendaires.
L’artiste, lui, ne s’en formalise pas. Il savait qu’en entrant dans la famille du Canadien de Montréal, son travail serait exposé à des fans à l’épiderme sensible. « Je comprends la symbolique. » Il sourit. Plusieurs de ses œuvres – sculptures et toiles – sont d’ailleurs une satire sociale, fantaisiste, du monde dans lequel on vit.
Le projet lui a donné une nouvelle visibilité, une porte ouverte pour d’autres contrats. On lui doit les deux sculptures satiriques Le caniche français et Le carlin anglais, au 500, Place-d’Armes, dans le Vieux-Montréal. On lui doit aussi la fontaine de bronze du square DIX30 à Brossard. « J’aime le bronze, c’est lié à mon caractère. J’aime l’idée des choses qui perdurent dans le temps. J’aime l’art contemporain qui demande un challenge technique, qui a une justification, qui raconte une histoire. »