L’enfant du viol, la vérité et la justice

Océane* n’a pas entendu son colocataire entrer dans la salle de bain. Elle se lavait les cheveux au lavabo. Quand elle s’est retournée, il était là, devant elle. Le regard fou. Entièrement nu.

« Il a essayé de me tuer. Il m’a mis la tête sous l’eau pendant plusieurs secondes. » Il l’a traînée dans la chambre et l’a violée. Océane a hurlé, hurlé. Un passant a entendu ses cris et a alerté la police.

Éric* a pris la fuite, nu, dans son camion. La police a fini par lui mettre le grappin dessus dans une autre ville, à deux heures de route.

Remis en liberté sous conditions strictes – notamment celle de ne pas communiquer avec Océane –, Éric a agressé une autre femme. Puis une autre. Puis une autre encore : une inconnue, dans un parc, qui est parvenue à s’enfuir.

Ce n’est qu’après cette quatrième agression qu’Éric a été mis hors d’état de nuire. Enfin, presque. Parce que même à l’ombre, il nuit encore. Et la justice ne fait rien pour l’en empêcher. Plutôt le contraire, en fait.

Éric en a pris pour plus de cinq ans. Son nom est inscrit au registre des délinquants sexuels à perpétuité. Mais, du fond de sa cellule, il se bat pour que son nom soit aussi inscrit ailleurs : sur le certificat de naissance de l’enfant qu’Océane a mis au monde, neuf mois après son viol.

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Océane n’avait que 18 ans quand Éric l’a violée. Pendant des semaines, elle est restée cloîtrée chez elle, sous le choc. « Je ne bougeais plus, je ne voulais plus rien faire. »

Apprendre qu’elle était enceinte lui a redonné le goût de vivre. « C’est grâce à mon fils si je suis encore ici. Je n’aurais pas été capable de surmonter ça. Vraiment pas. »

Quand son garçon est né, Océane était déterminée à oublier la façon dont il avait été conçu.

Déterminée à enfouir cette histoire d’horreur au fond de sa mémoire, pour toujours. Elle se raccrochait à l’idée qu’Éric n’était peut-être pas le père, après tout. « Dans ma tête, je me suis dit : je vais passer à autre chose. »

Mais voilà : elle ne peut pas passer à autre chose.

Il y a quelques mois, elle a reçu une lettre d’avocat : Éric exigeait que le bébé soit soumis à un test d’ADN afin de prouver qu’il en était bien le père. Pour Océane, cette demande n’était pas seulement révoltante, elle était terrifiante. Pourtant, rien, dans la loi, ne pouvait empêcher son violeur de la formuler.

Anéantie, Océane a réalisé qu’elle n’avait pas le choix : la justice la forçait à affronter à nouveau son bourreau dans une salle de cour. Au civil, cette fois.

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La justice est aveugle, dit-on. Malheureusement, Océane, elle, ne l’est pas. Quand elle a vu apparaître Éric sur le grand écran de la salle d’audience, elle a éclaté en sanglots. « Ça me faisait beaucoup de mal de le voir. »

En décrivant le viol, les avocats parlaient de « relation sexuelle non protégée ». Techniquement, ils avaient raison. Mais seulement techniquement. Ce qu’Océane avait vécu n’avait rien d’une « relation ».

Le ventre noué, Océane s’est avancée à la barre des témoins. « La première question qui m’a été posée, c’est mon nom et mon adresse. Je n’ai pas donné mon adresse, parce que je ne voulais pas qu’il sache où j’habite. S’il l’apprend, en sortant de prison, il va venir me voir. Il ne demandera pas la permission. »

Océane a terriblement peur d’Éric. Elle craint par-dessus tout qu’il ne kidnappe son petit bonhomme, un jour, à la sortie de l’école. Elle se prépare à fuir, le plus loin possible. « Il y a un sac prêt dans ma garde-robe, si jamais je dois partir du jour au lendemain. »

Océane a raconté tout cela au Tribunal. Elle a dit qu’elle refusait que son violeur soit impliqué dans sa vie et dans celle de son enfant. D’aucune façon. Jamais.

Mais il s’avère que la justice n’est pas seulement aveugle ; elle est sourde, aussi.

« En l’espèce, la preuve confirme qu’une relation sexuelle, bien que non consensuelle, a eu lieu entre Madame et Monsieur, à l’époque de la conception. Il s’agit d’un fait établi », a écrit la juge Isabelle Germain, de la Cour supérieure, dans une décision rendue en avril dernier.

« Bien que le Tribunal soit très sensible à la crainte exprimée par Madame à l’égard du demandeur suivant l’agression sexuelle subie, la recherche de la vérité s’impose. »

C’est ainsi qu’au nom du droit de l’enfant à connaître ses origines, un Tribunal québécois a ordonné ce printemps qu’un bambin de deux ans soit soumis à un test d’ADN – et que les résultats soient transmis au violeur de sa mère.

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Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la juge Germain n’a pas erré ; elle s’en est tenue à ce que prescrit le Code civil du Québec. « Dans l’état actuel du droit, cette décision est tout à fait conforme aux règles », assure Dominique Goubau, avocat et professeur en droit de la famille à l’Université Laval.

La chercheuse Suzanne Zaccour, autrice de La fabrique du viol et responsable de la réforme féministe du droit pour l’Association nationale Femmes et droit, fait le même constat : « Il n’y a rien dans la loi qui empêche que la filiation soit établie si l’enfant a été conçu lors d’une agression sexuelle. »

C’est ça, plus que le jugement lui-même, qui est aberrant. C’est ça qu’il faut changer.

Cela a été fait aux États-Unis, où 32 000 Américaines tombent enceintes chaque année à la suite d’un viol – et où le tiers d’entre elles décident de garder le bébé. Pendant des décennies, là-bas, des agresseurs ont pu revendiquer leur paternité après le crime. Mais en 2015, Barack Obama a signé le Rape Survivor Child Act, qui encourage les États à priver de droits parentaux un agresseur lorsqu’il y a une « preuve claire et convaincante » que l’enfant est né du viol.

Depuis, tous les États, sauf deux, se sont dotés de lois plus ou moins sévères en la matière. Si bien que le Québec se retrouve aujourd’hui sur le même plan juridique que l’Alabama, où rien n’empêche un violeur de revendiquer sa paternité, et ce, même s’il a été condamné pour le viol au cours duquel l’enfant a été conçu.

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Au Québec, les tribunaux font primer le droit de l’enfant à connaître ses origines. « Les circonstances de la conception ne sont pas prises en considération dans la demande d’ordonnance de test génétique, explique MGoubau. Il faudrait que la loi le prévoie. Dans l’état actuel du droit, ce n’est pas possible. »

« Le problème, c’est qu’on a un droit qui dit que ce qui arrive à la mère, ce n’est pas vraiment important. Ce droit a été rédigé uniquement en fonction de l’intérêt de l’enfant. »

— Suzanne Zaccour

Dans ce cas-ci, la question se pose sérieusement : est-ce dans l’intérêt du fils d’Océane d’avoir un père violeur, récidiviste, délinquant dangereux ? Est-ce dans son intérêt de même le savoir ?

Cet enfant-là n’a rien demandé. C’est Éric qui tente de s’imposer, reconnaît MGoubau, qui serait « plutôt favorable » à une loi qui interdirait à un homme condamné pour viol d’entamer des procédures en vue d’établir un lien de parenté avec l’enfant né de cette agression.

Mme Zaccour est d’avis que cette loi devrait ratisser plus large. Parce que les condamnations pour viol sont rares. Et parce que les choses ne sont pas toujours aussi brutalement claires que dans l’histoire d’Océane. « Supposons que, dans un couple, il y a une relation consensuelle un jour et un viol le lendemain. Est-ce que ça change vraiment quelque chose de savoir laquelle des deux relations a mené à la conception de l’enfant ? »

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Océane tremblait de tous ses membres à la clinique de dépistage génétique. Autour d’elle, tout le monde reconnaissait l’absurdité de la situation. Même l’employée qui a procédé au test d’ADN sur son garçon avait les larmes aux yeux.

Les résultats sont arrivés plus tard : son violeur était bien le père de son enfant. Pour Océane, ça veut dire que le cauchemar continue. « Je n’en ai pas encore fini avec lui. »

« Il demande maintenant à changer le nom de famille de mon garçon [pour lui donner le sien]. Il veut des droits de visite. Il veut beaucoup de choses. Lui, dans sa tête, il veut fonder une famille avec moi… »

Évidemment, la confirmation du lien de filiation ne signifie pas qu’Éric obtiendra tout cela. Seulement, ça forcera Océane à affronter son agresseur, une fois de plus, devant les tribunaux. Avec toutes les conséquences traumatiques que cela comporte. « J’essaie de passer par-dessus ça, mais ça ne veut pas finir… »

C’est absurde. C’est cruel. Mais, au Québec, c’est la loi.

*La Presse a modifié les prénoms des personnes impliquées puisqu’il est interdit d’identifier les parties à une instance civile en matière familiale et afin de protéger l’identité de la victime et de l’enfant.

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