Il y a quelques années, Jacques (nom fictif), un entrepreneur bien connu en banlieue de Montréal, s’est retrouvé plongé en pleine controverse. De celles qui alimentent régulièrement les journaux locaux en articles parfois peu flatteurs, concernant un projet d’investissement qui a mal tourné.
« Je n’en pouvais plus de ce qui paraissait sur moi, je ne pouvais plus aller à l’épicerie sans me faire écœurer, raconte-t-il en entrevue. N’importe quelle recherche Google faisait sortir mon nom sur plusieurs pages, au moins 200 articles. »
C’est là qu’il a décidé de disparaître de l’internet.
Un ami lui a recommandé une entreprise spécialisée dans un domaine très peu connu, la gestion de la réputation en ligne, ou « E-reputation ». « Ils sont durs à trouver, mon copain m’a précisé qu’ils faisaient surtout ça pour des bandits qui paient pour se faire enlever des recherches Google. » En un an et demi, pour 1200 $, Jacques est redevenu un inconnu sur l’internet. À son grand soulagement.
« Ç’a super bien fonctionné. »
Jacques fait partie des milliers, peut-être des millions d’internautes qui ont revendiqué depuis quelques années leur « droit à l’oubli ». Les statistiques officielles ne sont pas connues.
Encore embryonnaire en Amérique du Nord, ce droit a été confirmé en Europe, après une décennie de travaux, par la Cour de justice de l’Union européenne le 13 mai 2014.
Essentiellement, cette décision confirmait le pouvoir des individus de demander leur « déréférencement » des résultats des moteurs de recherche, dans la limite du droit du public à l’information.
En un an, quelque 250 000 demandes de déréférencement ont été déposées. Acceptées environ dans le tiers des cas, elles ne s'appliquent cependant que pour les sites Google locaux, ce qui a conduit la France vendredi dernier à réclamer l'effacement des résultats de recherche dans « toutes les extensions » du moteur de recherche, y compris Google.com.
L'entreprise américaine ne semble guère encline à obtempérer, précisant à l'AFP que « l'arrêt (de mai 2014) visait des services à destination des utilisateurs européens, ce qui est l'approche que nous avons retenue pour nous mettre en conformité avec celui-ci ».
Google n’est évidemment pas le seul à récolter de l’information sur les quelque 2,8 milliards d’internautes sur la planète. Facebook, LinkedIn, Instagram, Apple, Microsoft, pour ne citer que les plus connus, sont également de formidables machines à accumuler des données personnelles. Pour certains, notamment Facebook et Google, il s’agit du cœur de leur plan d’affaires. Conscients des inquiétudes grandissantes devant leur pouvoir, les deux ont d’ailleurs annoncé coup sur coup ce printemps une « amélioration » de la confidentialité de leurs usagers.
Suffisant pour être rassuré ? Pas pour José Fernandez, spécialiste en protection de la vie privée sur l’internet et professeur au département de génie informatique et génie logiciel à l’École polytechnique de Montréal. Il note lui aussi une préoccupation croissante des internautes et des chercheurs face à ce qu’il définit comme un « Big Brother » qui sait tout des usagers.
« De se garder anonyme, de se protéger, devient de plus en plus important, surtout dans le monde de l’internet. C’est un des propos principaux du livre que je suis en train d’écrire. »
«La protection de la vie privée n’est pas seulement un droit, c’est un devoir citoyen. »
— José Fernandez, professeur à l’École polytechnique de Montréal
Il serait trompeur, estime-t-il, de plaider le fait qu’on ne court aucun risque quand on n’a rien à cacher. Le danger est plutôt de permettre aux Facebook et Google de ce monde de tellement bien connaître leurs usagers qu’ils en viennent à ne leur proposer que du contenu personnalisé. Bref, d’en arriver à vivre dans une matrice sur mesure.
« Quand je sors dehors, je vois avec mes propres yeux, je décide ce que je veux voir. Pour l’internet, ce que l’on voit est déterminé par des algorithmes, par une force externe, c’est ce qui est dangereux. »
Il croit cependant que le potentiel néfaste de cette manipulation va bien au-delà du pouvoir de la publicité. « Elle peut affecter l’équilibre de notre système économique et démocratique. Quand le premier ministre fait un discours, c’est le même pour tout le monde. Imaginez s’il pouvait donner un discours différent pour chaque auditeur. Il mentirait à tout le monde sans que personne ne s’en rende compte. »
Devenir invisible ou totalement anonyme sur l’internet, ce n’est plus possible en 2015, estime-t-il. Il plaide plutôt pour ce qu’il appelle des « mesures d’hygiène numérique » (voir onglet 4) dont l’effet premier est de « minimiser notre empreinte digitale ». « Il ne faut pas être paranoïaque, ces entreprises n’ont pas de cornes sur la tête. Dans le fond, on parle d’une machine qui n’a pas d’âme dont le but est de faire de l’argent. Je ne suis pas en train de dire qu’elles sont maléfiques, mais elles ont la technologie qui leur permettrait de l’être. »
Chez Google, on se défend bien de collecter des informations personnelles.
« Google ne connaît pas les individus, mais répond à des besoins et à des requêtes de recherche. Le plus loin qu’on peut aller, c’est jusqu’à une adresse IP. »
— Marie-Josée Lamothe, directrice générale Québec et directrice générale des stratégies de marques chez Google Canada
Contrairement à ce qu’affirment certains de ses détracteurs, le modèle d’affaires du moteur de recherche le plus utilisé au monde n’est pas de vendre de l’information sur ses utilisateurs, assure M Lamothe.
« L’objectif de Google est de faciliter l’expérience, de la rendre la plus agréable possible. L’essentiel de nos revenus provient des enchères des entreprises qui veulent s’afficher dans les résultats de recherche, et de la publicité sur YouTube. »
Google a eu des revenus de 17,3 milliards pour les trois premiers mois de 2015, dont 11,9 milliards en revenus publicitaires provenant des sites Google et YouTube.