Vie privée

DISPARAÎTRE DE L’INTERNET

Modifier les résultats de recherche de Google. Contrôler ses informations personnelles sur le web. Disparaître de l’internet. Après deux décennies d’indolence, des voix de plus en plus nombreuses réclament le « droit à l’oubli » sur le web. Des entreprises l’offrent, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux prennent bonne note. Tour de la situation et conseils pour reprendre sa vie virtuelle en main.

UN DOSSIER DE KARIM BENESSAIEH

Vie privée

Le « droit à l’oubli »

Il y a quelques années, Jacques (nom fictif), un entrepreneur bien connu en banlieue de Montréal, s’est retrouvé plongé en pleine controverse. De celles qui alimentent régulièrement les journaux locaux en articles parfois peu flatteurs, concernant un projet d’investissement qui a mal tourné.

« Je n’en pouvais plus de ce qui paraissait sur moi, je ne pouvais plus aller à l’épicerie sans me faire écœurer, raconte-t-il en entrevue. N’importe quelle recherche Google faisait sortir mon nom sur plusieurs pages, au moins 200 articles. »

C’est là qu’il a décidé de disparaître de l’internet.

Un ami lui a recommandé une entreprise spécialisée dans un domaine très peu connu, la gestion de la réputation en ligne, ou « E-reputation ». « Ils sont durs à trouver, mon copain m’a précisé qu’ils faisaient surtout ça pour des bandits qui paient pour se faire enlever des recherches Google. » En un an et demi, pour 1200 $, Jacques est redevenu un inconnu sur l’internet. À son grand soulagement.

« Ç’a super bien fonctionné. »

250 000 DEMANDES EN EUROPE

Jacques fait partie des milliers, peut-être des millions d’internautes qui ont revendiqué depuis quelques années leur « droit à l’oubli ». Les statistiques officielles ne sont pas connues.

Encore embryonnaire en Amérique du Nord, ce droit a été confirmé en Europe, après une décennie de travaux, par la Cour de justice de l’Union européenne le 13 mai 2014.

Essentiellement, cette décision confirmait le pouvoir des individus de demander leur « déréférencement » des résultats des moteurs de recherche, dans la limite du droit du public à l’information.

En un an, quelque 250 000 demandes de déréférencement ont été déposées. Acceptées environ dans le tiers des cas, elles ne s'appliquent cependant que pour les sites Google locaux, ce qui a conduit la France vendredi dernier à réclamer l'effacement des résultats de recherche dans « toutes les extensions » du moteur de recherche, y compris Google.com.

L'entreprise américaine ne semble guère encline à obtempérer, précisant à l'AFP que « l'arrêt (de mai 2014) visait des services à destination des utilisateurs européens, ce qui est l'approche que nous avons retenue pour nous mettre en conformité avec celui-ci ».

UN « DEVOIR CITOYEN »

Google n’est évidemment pas le seul à récolter de l’information sur les quelque 2,8 milliards d’internautes sur la planète. Facebook, LinkedIn, Instagram, Apple, Microsoft, pour ne citer que les plus connus, sont également de formidables machines à accumuler des données personnelles. Pour certains, notamment Facebook et Google, il s’agit du cœur de leur plan d’affaires. Conscients des inquiétudes grandissantes devant leur pouvoir, les deux ont d’ailleurs annoncé coup sur coup ce printemps une « amélioration » de la confidentialité de leurs usagers.

Suffisant pour être rassuré ? Pas pour José Fernandez, spécialiste en protection de la vie privée sur l’internet et professeur au département de génie informatique et génie logiciel à l’École polytechnique de Montréal. Il note lui aussi une préoccupation croissante des internautes et des chercheurs face à ce qu’il définit comme un « Big Brother » qui sait tout des usagers.

« De se garder anonyme, de se protéger, devient de plus en plus important, surtout dans le monde de l’internet. C’est un des propos principaux du livre que je suis en train d’écrire. »

«La protection de la vie privée n’est pas seulement un droit, c’est un devoir citoyen. »

— José Fernandez, professeur à l’École polytechnique de Montréal

UN DISCOURS POUR CHACUN

Il serait trompeur, estime-t-il, de plaider le fait qu’on ne court aucun risque quand on n’a rien à cacher. Le danger est plutôt de permettre aux Facebook et Google de ce monde de tellement bien connaître leurs usagers qu’ils en viennent à ne leur proposer que du contenu personnalisé. Bref, d’en arriver à vivre dans une matrice sur mesure.

« Quand je sors dehors, je vois avec mes propres yeux, je décide ce que je veux voir. Pour l’internet, ce que l’on voit est déterminé par des algorithmes, par une force externe, c’est ce qui est dangereux. »

Il croit cependant que le potentiel néfaste de cette manipulation va bien au-delà du pouvoir de la publicité. « Elle peut affecter l’équilibre de notre système économique et démocratique. Quand le premier ministre fait un discours, c’est le même pour tout le monde. Imaginez s’il pouvait donner un discours différent pour chaque auditeur. Il mentirait à tout le monde sans que personne ne s’en rende compte. »

Devenir invisible ou totalement anonyme sur l’internet, ce n’est plus possible en 2015, estime-t-il. Il plaide plutôt pour ce qu’il appelle des « mesures d’hygiène numérique » (voir onglet 4) dont l’effet premier est de « minimiser notre empreinte digitale ». « Il ne faut pas être paranoïaque, ces entreprises n’ont pas de cornes sur la tête. Dans le fond, on parle d’une machine qui n’a pas d’âme dont le but est de faire de l’argent. Je ne suis pas en train de dire qu’elles sont maléfiques, mais elles ont la technologie qui leur permettrait de l’être. »

GOOGLE VEUT « FACILITER L’EXPÉRIENCE »

Chez Google, on se défend bien de collecter des informations personnelles.

« Google ne connaît pas les individus, mais répond à des besoins et à des requêtes de recherche. Le plus loin qu’on peut aller, c’est jusqu’à une adresse IP. »

— Marie-Josée Lamothe, directrice générale Québec et directrice générale des stratégies de marques chez Google Canada

Contrairement à ce qu’affirment certains de ses détracteurs, le modèle d’affaires du moteur de recherche le plus utilisé au monde n’est pas de vendre de l’information sur ses utilisateurs, assure Mme Lamothe.

« L’objectif de Google est de faciliter l’expérience, de la rendre la plus agréable possible. L’essentiel de nos revenus provient des enchères des entreprises qui veulent s’afficher dans les résultats de recherche, et de la publicité sur YouTube. »

Google a eu des revenus de 17,3 milliards pour les trois premiers mois de 2015, dont 11,9 milliards en revenus publicitaires provenant des sites Google et YouTube.

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Conseils de pros

Vous voulez nettoyer votre réputation sur le web ou carrément passer sous le radar des moteurs de recherche ? Des entreprises comme E-reputation Management sont là pour ça.

Mais son président, Martin Decelles, prévient d’emblée : « Il n’y a pas de trucs, pas de magie. »

« C’est de longue haleine, il faut envisager un processus sur un an. Et il y a certains noms qu’on ne peut pas nettoyer. »

— Martin Decelles, président de E-reputation Management

Il faut prévoir investir « quelques milliers de dollars » si on souhaite confier un tel mandat à l’équipe de M. Decelles. Ses clients proviennent d’horizons extrêmement variés : ils ont parfois été associés à des malversations sans avoir été reconnus coupables, ont fait faillite et craignent que la nouvelle se répande, ont affaire à des internautes mécontents de leurs services qui les traînent dans la boue.

D’autres sont plus imprévus : « Un client m’a appelé parce que sa maison apparaissait comme une des neuf plus grosses au Québec. Des personnes en France mêlées à un scandale voulaient que je les aide. Un gros scandale. J’ai dit “wôw, je n’ai pas les capacités de le faire.” »

À la demande de La Presse, il s’est livré à une estimation pour redorer le blason d’une vedette québécoise récemment écorchée. Le site MOZ offre un outil, payant, qui établit de façon statistique la difficulté de l’opération. Son verdict : mission pratiquement impossible. « Je ne prendrais pas le mandat, car c’est comme compétitionner contre les Ford et GM de ce monde. »

INFLUENCER GOOGLE SANS SE FAIRE PINCER

La réputation sur l’internet, selon un vaste sondage mené par la revue britannique The Economist, est cruciale pour les entreprises : elle représenterait 75 % de leur valeur. Elle l’est tout autant pour les individus : 70 % des donneurs d’emplois aux États-Unis auraient rejeté des candidatures après une simple recherche sur l’internet, selon un rapport de Microsoft publié en 2009.

Sans livrer ses secrets, M. Decelles indique qu’on peut légitimement agir sur les résultats dans des moteurs de recherche comme Google. Essentiellement, si le nom du client malmené redevient associé à des impressions favorables, ce sont ces résultats qui sortiront en premier. Dans la foulée des décisions judiciaires en Europe, Google offre maintenant aux internautes nord-américains un processus de « déréférencement » s’ils s’estiment victimes de diffamation.

« Mais on ne peut pas simplement ajouter de fausses références, il faut que ce soit soutenu. Si on fait des choses trop malsaines, Google va nous attraper et nous punir. »

— Martin Decelles, président de E-reputation Management

Aux États-Unis, souligne-t-il, la manipulation de la « e-réputation » est une « énorme business, et certains commencent à l’utiliser au Canada ». Des campagnes, dont le coût se chiffre en dizaines de milliers de dollars, sont par exemple lancées sur les réseaux sociaux et appuyées par des sites internet pour modifier la réputation d’une personne. « Ce sont de vrais internautes, qui ont des comptes, sont souvent basés dans des pays du tiers-monde et dont le travail consiste à modifier l’opinion publique, dit M. Décelles. Ce sont presque des trolls… mais payés. »

LIMITER L’INFORMATION

Les grands médias, par contre, sont pratiquement imperméables à ces procédés. « La Presse ne retirera pas un article parce qu’on le lui demande. » J’avais un client soupe au lait qui a demandé, par son avocat, à ce qu’on rectifie un article. C’est une chose qu’on ne doit pas faire : il a plutôt eu droit à un autre article où on reparlait de toute l’affaire, tout en précisant qu’il n’était pas coupable. Son nom est remonté dans Google. »

À ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir ses services, qui espèrent par exemple redorer leur blason pour moins de 1000 $, il suggère de faire le tour eux-mêmes des réseaux sociaux, d’ajouter du contenu plus positif pour eux.

Pour José Fernandez, professeur à l’École polytechnique de Montréal, c’est d’abord en limitant le nombre d’informations qu’on divulgue sur l’internet qu’on peut se protéger. « Je suis le premier à le faire, je n’ai pas de compte LinkedIn, j’ai un Facebook dans lequel je ne mets rien, un compte Twitter que je n’utilise pas. Je suis très protecteur de ma vie privée. »

Disparaître (ou presque) en six coups de baguette

LA SEGMENTATION

C’est ce que José Fernandez, de l’École polytechnique de Montréal, appelle « l’exemple de la brosse à dents ». Comme on n’utilise pas sa brosse à dents pour tout récurer à la maison, il suggère de segmenter l’usage que l’on fait de l’internet, par exemple en utilisant des ordinateurs différents à des fins personnelles et professionnelles. « Google ne pourra pas faire de recoupement si vous passez d’une machine à l’autre », indique M. Fernandez. Même chose pour les adresses courriel et, pourquoi pas, les moteurs de recherche : peu de risques que Bing et DuckDuckGo s’échangent ensuite des informations sur les usagers.

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Disparaître (ou presque) en six coups de baguette

Si vous avez l’impression que l’internet contient un peu trop de vos informations personnelles, que Google malmène votre réputation ou que vous rêvez tout simplement de disparaître du web, voici six pistes de solution.

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LE « WEB SUICIDE »

Si vous souhaitez vous rapprocher le plus possible de l’invisibilité sur l’internet, désactivez tous les comptes que vous possédez. Pratiquement toutes les plateformes, à l’exception notable de Facebook, offrent la possibilité de fermer votre compte. Vous pouvez le faire manuellement, ou accélérer le processus avec un site spécialisé et gratuit, au nom quelque peu glauque de suicidemachine.org. Quant à Facebook, qui a précisément refusé l’accès de son site à ce dernier outil, la seule façon d’y éliminer réellement son compte est de le vider graduellement, en enlevant amis et abonnés puis en changeant ses nom et adresse courriel.

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DISCRÉTION SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX

C’est la méthode la plus évidente… et la plus efficace. Limitez les informations que vous publiez sur les réseaux sociaux comme Facebook, qui sont ensuite relayées dans des moteurs de recherche. En plus des dommages possibles à votre réputation, ces informations sont une mine d’or pour quiconque veut pirater vos comptes, comme La Presse en a fait l’expérience avec un expert en cybersécurité en mars dernier. En 30 minutes, il a glané assez d’informations pour générer plus de 16 000 mots de passe… parmi lesquels se trouvaient effectivement certains qui étaient utilisés.

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DEMANDER DES CORRECTIONS À GOOGLE

Google offre depuis quelques mois un formulaire pour demander le retrait de certaines informations jugées « délicates ». Si cela ne suffit pas, il faudra passer à l’offensive, en créant du contenu pour modifier le comportement des moteurs de recherche à votre égard. Vous pouvez créer un site, publier sur plusieurs plateformes, demander à vos contacts d’ajouter des liens vers le contenu plus positif que vous souhaitez mettre en valeur.

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REFUSER D’ÊTRE SUIVI

On ne compte plus le nombre de sites qui souhaitent implanter un témoin sur votre ordinateur, d’applications qui veulent utiliser votre géolocalisation ou de systèmes d’exploitation qui connaissent vos allées et venues. Il faudrait un dossier complet pour montrer comment empêcher tous ces mouchards de vous suivre, mais voici quelques lignes directrices. Chaque navigateur a une option pour bloquer les témoins, utilisez l’aide pour la débusquer. Interdisez aux applications sur votre téléphone intelligent d’utiliser la localisation GPS inutilement. Le magazine Protégez-Vous a publié le mois dernier un excellent résumé sur cette question.

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PAYER POUR SES SERVICES

Le PDG d’Apple, Tim Cook, l’a résumé de fort jolie façon : « Quand un service en ligne est gratuit, vous n’êtes pas le client. Vous êtes le produit. » Pour José Fernandez, il faut privilégier les services payants qui s’engagent à protéger les données. « La gratuité des services à long terme n’est pas une bonne chose : vous ne pouvez rien réclamer. » Un chanteur français, Christophe, a raconté à L’Obs comment il s’était complètement débarrassé de Google, préférant Posteo.de, AirVPN et DuckDuckGo, pour l’équivalent de 7 $ par mois.

Visitez le site web d’AirVPN

Visitez le site web de Posteo.de

Visitez le site web de DuckDuckGo

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