La mémoire du Rocket mérite davantage

Je n’avais pas encore 1 an lorsque Maurice Richard a annoncé sa retraite du hockey, en septembre 1960.

Je n’ai pas vu ses charges féroces vers le filet adverse, ses buts victorieux en prolongation ou les innombrables coups qu’il a reçus durant sa carrière. Mais sa mort, attendue avec fatalisme en ce printemps 2000, a été ressentie comme un direct à la mâchoire par tous les Québécois, peu importe leur âge ou leur intérêt pour le sport. Le Rocket n’était pas un simple joueur de hockey, mais une pierre d’assise de notre destinée collective.

À quoi ai-je pensé en apprenant la nouvelle, en cette fin d’après-midi ensoleillée ? À sa place dans l’histoire et à l’émeute de 1955, bien sûr, mais aussi à la chance que j’avais eue de le rencontrer. C’était survenu quelques années plus tôt au tournoi de golf de La Presse. Mon collègue Alain de Repentigny, qui rédigeait la chronique du Rocket après leur entretien hebdomadaire, m’avait invité à faire partie de leur quatuor, un immense honneur.

Il faisait terriblement chaud ce jour-là et le jeu était d’une lenteur inouïe. Après neuf trous, le Rocket en a eu assez. Il a quitté le terrain en précisant qu’il nous rejoindrait pour le souper, où des dizaines de convives étaient attendus. À son entrée dans la grande salle en début de soirée, le maître de cérémonie a souligné sa présence. L’ovation a été longue et soutenue. La joie des gens qui l’applaudissaient révélait sa place dans leur cœur.

À travers le Rocket, c’est une partie du parcours du Québec qui remontait à la surface. Les plus vieux avaient été témoins de ses exploits, les plus jeunes avaient entendu leurs parents ou leurs grands-parents les raconter. Et puis la ronde des autographes a commencé.

Avec une patience d’ange, qui aurait sûrement surpris ses belliqueux rivaux d’antan, il a signé chaque bout de papier de son écriture méticuleuse. En l’observant dans ce club de golf modeste, où il ne devait rien à personne, j’ai compris que pour lui, la loyauté était une avenue à deux sens. Les Québécois l’aimaient, et lui aimait les Québécois.

Je me souviens d’avoir trouvé ça beau, émouvant et inspirant.

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La couverture de la mort du Rocket a été un évènement à la hauteur du héros : immense. À l’époque, j’amorçais mon séjour au sein de l’équipe de direction de La Presse. Nous avons publié des dizaines de pages de témoignages, de chroniques et de photos au cours des jours suivants. Pas un angle que nous n’ayons retourné. Était-ce excessif ? Pas du tout. Aujourd’hui, toutes ces pages témoignent à leur façon de la place que le numéro 9 occupait dans notre société. Il était un héros.

Des années plus tard, durant mes recherches pour la rédaction de mon livre Le Colisée contre le Forum, dans lequel j’ai raconté des souvenirs qui alimentent cette chronique, je me suis beaucoup intéressé à la vie du Rocket. Et me suis aperçu que j’en ignorais de vastes pans.

Ainsi, si je savais que sa relation avec Québec, ma ville d’origine, avait toujours été difficile, je n’en connaissais pas les motifs. À une certaine époque, le Rocket était accueilli avec bonheur aux quatre coins du territoire, sauf dans la capitale nationale. Tout cela était le résultat de vieilles histoires, dont la plus ancienne remontait à décembre 1944.

Dans un match amical du Canadien à Québec contre une équipe de la Marine canadienne, le Rocket a été expulsé de la rencontre, une décision lui ayant profondément déplu. Sa réaction intempestive lui a valu la réprobation des amateurs québécois.

Huit ans plus tard, un autre épisode s’est ajouté à cette relation tourmentée. Dans sa chronique hebdomadaire, il s’est livré à une charge acérée contre les amateurs de hockey de la capitale. Cela a laissé des traces durables.

Il faudra attendre 20 ans, soit en juillet 1972, pour que les relations entre les deux parties se rétablissent.

Le Rocket se fait alors proposer de devenir le premier entraîneur-chef des Nordiques dans la toute nouvelle Association mondiale de hockey. L’idée l’intrigue, mais il ignore si les amateurs l’accepteront. En guise de test, il est présenté à la foule avant un match de baseball des Carnavals de Québec, la filiale AA des Expos. Ce soir-là, le Stade municipal est bondé et le Rocket reçoit une ovation mémorable, qui l’émeut profondément.

Cet accueil convainc le Rocket d’accepter la proposition des Nordiques. Mais ce métier n’est pas pour lui, et il démissionne après deux matchs. Peu importe, il s’est réconcilié avec les gens de Québec. Et pour lui, c’est le plus important.

Je me souviens d’avoir trouvé ça beau, émouvant et inspirant.

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Maurice Richard occupera toujours une place prépondérante dans l’histoire du Québec. Mais j’aimerais que sa mémoire soit célébrée de manière plus marquée. À l’ombre du Stade olympique, un aréna porte son nom. C’est très bien, d’autant plus que la structure est originale. Mais de nombreux autres arénas sont nommés en l’honneur d’anciens joueurs. Cela n’a rien d’unique.

Depuis 2017, la circonscription électorale de Crémazie est nommée « Maurice-Richard ». Un parc du quartier Ahuntsic a aussi été baptisé en son honneur. Mais est-ce vraiment suffisant pour une des plus grandes personnalités de notre histoire ?

Donner le nom « Maurice Richard » au pont Samuel-De Champlain, inauguré l’an dernier, a été évoqué par l’ancien gouvernement conservateur. L’affaire n’est pas allée très loin, les objections étant trop nombreuses. En 2012, je me suis prononcé en faveur de cette idée. Je crois encore qu’il se serait agi d’une excellente initiative, un salut approprié au Québec moderne. D’autant plus que les hommages au nom de Champlain sont nombreux dans notre toponymie.

Le nouveau pont reliant Windsor à Detroit, un projet de plusieurs milliards de dollars, sera nommé en l’honneur de Gordie Howe, une autre figure marquante du hockey. Et malgré l’exceptionnelle carrière de Howe, personne ne prétendra qu’il a incarné, à la manière du Rocket, les aspirations d’un peuple.

Qu’on le veuille ou non, l’émeute du 17 mars 1955, durant laquelle les citoyens ont exprimé leur colère à la suite de la suspension de Richard, est un évènement significatif de notre histoire. Le grand journaliste André Laurendeau l’a bien saisi à cette époque, comme en fait foi son texte publié dans Le Devoir : « Maurice Richard est une sorte de revanche (on les prend là où on peut.) »

Je souhaite qu’un jour, une nouvelle occasion de souligner avec éclat la place du Rocket dans notre histoire se présente. Sa mémoire mérite davantage. Qu’on choisisse une rue ou une place au cœur de Montréal, fréquentée par des milliers de résidants et de touristes. La cité doit donner à son nom le retentissement approprié.

Mais aujourd’hui, en ce 20e anniversaire de sa mort, rappelons-nous avec plaisir – et reconnaissance – sa fougue inouïe, sa détermination si caractéristique et sa fierté d’être Québécois.

L’apport du Rocket à notre parcours collectif a été beau, émouvant et inspirant.

Le Rocket et « l’écrivain »

Au fil du temps, Maurice Richard a eu de nombreux coéquipiers, de nombreux amis, et de nombreux ennemis aussi, il faut bien l’admettre.

Mais sur ce long parcours, qui s’est fermé pour de bon le 27 mai 2000, le Rocket n’a eu vraiment qu’un seul « écrivain », comme il aimait bien l’appeler.

Alain de Repentigny, « l’écrivain » en question, est bien connu dans la grande famille de La Presse. C’est lui qui était le directeur des Sports quand Maurice Richard a fermé ses yeux de feu pour la dernière fois, il y a 20 ans.

Aussi, c’est lui qui était « l’écrivain », donc, titre qu'il a hérité parce que de 1985 à 1994, c’est lui qui était chargé de recueillir les commentaires du Rocket et d’en faire une chronique hebdomadaire, dans laquelle le célèbre ancien joueur avait l’habitude de tout dire sans filtre. Un peu comme dans la vraie vie, quoi.

« C’est une chronique qu’il avait commencée dans les années 50 et dans un autre journal, se souvient Alain de Repentigny au bout du fil. Mais la LNH avait eu vent de ça et lui avait interdit de continuer. Il a recommencé plus tard, dans les pages du Dimanche-Matin, et quand ce journal-là a fermé en 1985, La Presse l’a appelé tout de suite. »

Alain de Repentigny n’a pas été le seul à coucher les confidences du Rocket sur papier, mais à La Presse, il a été celui qui l’a fait le plus souvent, le plus longtemps aussi. Avec comme heureux résultat que Maurice Richard, pourtant pas le plus facile d’approche, a fini par lui ouvrir les portes de son petit univers ; par exemple, il arrivait que les deux hommes et leurs femmes aillent voir un match du Canadien pour mieux finir ça ensuite, à la bonne franquette, devant des assiettes de poulet et de salade de chou au St-Hubert de la rue Lajeunesse.

« Quand on y pense, combien de gens ont vraiment vu jouer Maurice Richard ? Moi-même, je ne m’en souviens pas, j’avais seulement 8 ans quand il a pris sa retraite, en 1960. Mais malgré ça, et après toutes ces années, il y avait, partout où on allait, toujours des gens qui voulaient lui parler, lui faire signer des cartes ou des rondelles. »

« Les gens l’appelaient Maurice gros comme le bras, parce qu’il demeurait accessible, comme s’il était un membre de la famille. »

— Alain de Repentigny

« Je me demande si on va voir un autre joueur avec un tel impact un jour. Il y a eu [Jean] Béliveau, mais ce n’était pas la même ferveur. À qui on peut penser depuis ? Guy Lafleur, probablement. Mais Lafleur n’est pas le même type de personnage. »

Un phénomène

Alain de Repentigny se souvient encore de la dernière fois qu’il a vu le Rocket : au Centre Molson, le 8 avril 2000. Un match tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, contre les Sénateurs d’Ottawa, mais ce fut le dernier match du Rocket, qui a succombé à un cancer le mois suivant.

« Je me rappelle qu’on marchait dans le garage du Centre Molson, les gens qui le croisaient voulaient lui parler, mais il en était incapable… Il avait encore cet ascendant sur les gens après toutes ces années. Et puis quand il est décédé au mois de mai, un samedi, à La Presse, on avait encore un cahier spécial le samedi suivant ! Ça a duré une semaine. Il ne faut pas oublier, il a été exposé en chapelle ardente au Centre Molson. Qui d’autre a droit à ça ?

Pour cette raison, Alain de Repentigny a toujours cru que le Rocket allait pousser son dernier souffle au terme d’un effort surhumain. Qu’il allait connaître une sorte de fin tragique et soudaine, comme une crise cardiaque après avoir coursé contre un cheval ou après avoir voulu déplacer une voiture de ses propres mains.

« Il était rendu à 70 ans et ses amis de pêche racontaient qu’il était encore capable de transporter un moteur hors-bord sur une épaule et son matériel de pêche de l’autre main… »

Ainsi, « l’écrivain » le dira à quelques reprises lors de notre conversation : Maurice, c’était un phénomène. Vingt ans plus tard, c’est encore vrai.

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