Le dossier identitaire oublié

Entre le Québec et le gouvernement Trudeau, ce n’est pas toujours facile.

Le début d’hiver a été laborieux avec les dissensions au sujet de la Loi sur les langues officielles, de la nomination d’Amira Elghawaby comme représentante de la lutte contre l’islamophobie, des transferts en santé et du débat sur la disposition de dérogation qui protège les lois caquistes sur le français et la laïcité contre l’essentiel des poursuites judiciaires.

Tout cela a été abondamment médiatisé. Mais en parallèle, les libéraux mènent un combat important pour protéger la culture francophone. Leur projet de loi C-11 forcerait les géants du web à financer et à promouvoir la culture canadienne, y compris en français.

Les troupes de M. Trudeau n’en reçoivent pas la reconnaissance qu’elles méritent. Le sujet passe un peu inaperçu. Probablement parce qu’il traîne depuis si longtemps qu’on a l’impression d’avoir tout dit. Pourtant, il est fondamental.

Le terme « identitaire » est parfois utilisé pour parler de laïcité, mais le lien est indirect. Les principaux enjeux identitaires sont la langue et la culture, et ils sont directement touchés par C-11.

Il y a deux décennies, la ministre péquiste de la Culture Louise Beaudoin menait un combat avant-gardiste pour la diversité culturelle. Mais depuis, la technologie ne cesse de pousser dans le sens contraire.

En quelques clics, l’internet donne accès à une offre culturelle étourdissante. C’est à la fois une bénédiction et une menace. Car dans cet océan, la culture d’ici est diluée. Par exemple, l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) indique que la part d’écoute en ligne des artistes francophones québécois serait de seulement 5,1 %. De façon plus anecdotique, un sondage mené auprès de 600 élèves du cégep de Jonquière rapporte qu’à peine 23 % d’entre eux écoutent hebdomadairement une série télé québécoise, alors qu’ils sont respectivement 85 % et 87 % à fréquenter Netflix et YouTube. Et ces sondés étaient inscrits au programme Art et technologie des médias…

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Selon la réglementation actuelle, les distributeurs télé doivent financer les productions locales et respecter des quotas. À la radio, un pourcentage minimal de chansons doivent être en français. Cela garantit de l’argent et de la visibilité pour les artistes.

Sur le web, toutefois, il n’y a rien. En 1999, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) exemptait l’internet. En 2009, il a maintenu cette exemption. Les géants du web de la Silicon Valley sont ainsi avantagés par rapport aux diffuseurs locaux.

En culture, une économie des tuyaux s’est développée. On paye pour son internet et son abonnement aux plateformes. L’argent va à ces géants. Pour les artistes, il en reste peu. Et ce, même si tout le système repose sur leur travail.

Durant son premier mandat, le gouvernement Trudeau a commandé un rapport d’expert pour adapter notre réglementation au XXIe siècle.

Un premier projet de loi a été présenté par Steven Guilbeault en 2020. Il est mort au feuilleton. Son successeur au ministère du Patrimoine, Pablo Rodriguez, en a déposé une version améliorée.

En vertu du projet de loi C-11, Netflix, Spotify, YouTube et les autres diffuseurs numériques devraient reverser une petite portion de leurs revenus dans un fonds pour les créateurs canadiens. On ne leur imposerait pas de quota, une formule inapplicable pour eux. Ils devraient plutôt rendre les œuvres canadiennes plus visibles sur leur page d’accueil.

Les bloquistes et les néo-démocrates y sont favorables. C’est d’ailleurs grâce à eux si YouTube a été ajouté à la première mouture du projet de loi.

Les conservateurs, eux, crient au scandale. Leurs députés et sénateurs ont tout fait pour retarder l’étude du projet de loi. À la chambre haute, un record de lenteur a été atteint.

Influencés par une poignée d’experts libertariens, les conservateurs mettent en garde contre une dérive autoritaire. Selon eux, l’État ne devrait pas contrôler le contenu sur le web. Pour eux, de la culture, c’est du contenu, rien de plus.

Mais les libéraux, les bloquistes et les néo-démocrates rappellent que la culture a une valeur particulière. Pour des raisons d’équité, ils veulent mettre fin à l’exemption qui avantage les multinationales étrangères face notamment à Québecor et Radio-Canada. Et pour des raisons identitaires, ils veulent protéger notre culture.

Cette réglementation serait gérée par le CRTC. Des scénarios dystopiques ont été relayés par Margaret Atwood, au grand bonheur des conservateurs. Les bureaucrates voudraient contrôler les vidéos en ligne des internautes. Comme si l’ambition secrète du CRTC était de contrôler vos vidéos de chat.

À cela, on peut répondre deux choses.

D’abord, le statu quo n’est pas neutre. À l’heure actuelle, ces plateformes décident ce qu’elles présentent avec des algorithmes opaques conçus pour rendre les cerveaux disponibles aux annonceurs. Le tout en diluant la culture d’ici.

Ensuite, le CRTC gère déjà un système semblable. Depuis le début des années 1990, une disposition le force à respecter la liberté d’expression, ce qui se fait sans drame national.

Le ministre Rodriguez devra bientôt se prononcer sur les amendements du Sénat. Certains méritent une réflexion attentive. Même si elle est d’accord avec l’objectif de la loi, la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne s’inquiète de l’étendue de certains articles. Elle voudrait qu’on précise que la réglementation s’applique seulement aux enregistrements professionnels, et non aux vidéos amateurs.

Faudrait-il clarifier ce qui est déjà implicite dans la loi ? Peut-être. Mais il faudra aussi finir par bouger.

Après des années d’attente, voilà une rare chance de soumettre les géants du web à de modestes contraintes pour que la culture francophone et canadienne surnage dans l’océan numérique. S’ils concrétisent ce gain, les libéraux pourront se vanter d’avoir cette fois contribué à protéger l’identité québécoise, tout comme celle du reste du pays.

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