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Aéronautique

Le manque de fermeté du gouvernement met en péril l’industrie canadienne

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Bien que cela puisse sembler une éternité, six ans à peine se sont écoulés depuis que l’industrie aérospatiale canadienne a fait l’objet d’une action commerciale sans précédent aux États-Unis – la contestation par Boeing de la C Series de Bombardier pour des allégations de dumping et de subventions illégales.

Même à ce moment-là, la plupart des observateurs ont reconnu que cette décision était extrêmement hypocrite, Boeing étant considérée comme le plus grand bénéficiaire de subventions gouvernementales dans l’histoire des entreprises américaines, tous secteurs confondus. La commission du commerce international des États-Unis (ITC) a donné son accord, et Bombardier a obtenu gain de cause contre la décision de l’ITC en sa faveur.

Toutefois, ce processus ne s’est pas déroulé sans d’immenses inconvénients et de graves conséquences économiques pour le Canada. Le secteur aéronautique canadien a subi des dommages considérables en cours de route : des droits antidumping et compensateurs temporaires de près de 300 % ont été imposés sur les avions C Series, ce qui a eu pour effet de les exclure du marché américain. De plus, il fut décidé, au détriment de l’emploi dans le secteur aéronautique au Canada, de construire aux États-Unis une chaîne d’assemblage pour l’avion C Series, dans le but d’atténuer les risques que de telles mesures punitives puissent de nouveau être appliquées contre l’industrie canadienne.

En réponse à cette saga, le gouvernement canadien a mis en place une politique en 2017, qui vise à évaluer l’impact des soumissionnaires sur les intérêts économiques du Canada, en plus des autres critères techniques et commerciaux, pour évaluer les soumissions concernant le remplacement des avions de chasse du Canada. Par la suite, le budget fédéral de 2021 a confirmé cette politique et l’a élargie à tous les marchés publics de défense :

« Les entreprises qui ont porté atteinte aux intérêts économiques du Canada au moyen de contestations commerciales verront des points être déduits de la note attribuée à leur soumission et ce, à un niveau proportionnel à la gravité des répercussions économiques, jusqu’à une pénalité maximale. »

Cette politique a été surnommée par de nombreux observateurs la « clause Boeing ». Qu’est-il advenu de cette clause ?

Aujourd’hui, le Canada a lancé une importante initiative d’achat dans le cadre du projet d’aéronef multimissions canadien, qui vise à remplacer les avions CP-140 Aurora à partir de 2032.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, bien que des entreprises canadiennes aient répondu à la demande d’information l’année dernière et que Bombardier ait annoncé un partenariat avec General Dynamics Mission Systems Canada (GDMS-C) pour ce programme, le gouvernement du Canada envisage sérieusement de conclure un contrat de gré à gré avec Boeing.

Non seulement la « clause Boeing » n’est pas appliquée, mais encore l’entreprise serait récompensée par un contrat, sans avoir à faire face à la concurrence ni à subir les conséquences de ses comportements passés, au détriment de l’industrie aéronautique canadienne.

Si un marché à fournisseur unique est attribué à Boeing, le Canada devra renoncer à son propre calendrier et à son propre processus, et devra s’adapter au calendrier de Boeing, qui a indiqué qu’il cesserait de produire l’avion P-8 en 2025 en l’absence de nouvelles commandes.

Cette démarche est éminemment problématique pour le Canada, et ce, pour plusieurs raisons. Qui prendra le Canada au sérieux à l’avenir ? Faire volte-face à l’égard d’une politique annoncée envoie un mauvais message et expose le Canada à de nouveaux actes d’intimidation.

Certains se sont interrogés sur l’opportunité de la « clause Boeing » pour un pays de commerce comme le Canada, qui mise sur des marchés libres et ouverts. Cette préoccupation est valable en principe, mais elle ne tient pas compte de la dure réalité du secteur aéronautique, qui fait fréquemment l’objet d’interventions agressives de la part des gouvernements. Le président français Macron vient d’annoncer une série d’investissements en France d’un montant total de 8,5 milliards d’euros d’ici 2027 pour décarboner l’aviation. L’aéronautique n’est manifestement pas un domaine où les règles du jeu sont équitables, et l’approche un peu trop naïve du Canada ne peut qu’être vouée à l’échec. Les marchés nationaux sont de taille fort différente, ce qui rend le Canada particulièrement vulnérable et exposé aux politiques protectionnistes.

C’est pourquoi une politique telle que la « clause Boeing » peut s’avérer nécessaire. Boeing fait de nouveau pression pour saper l’industrie canadienne. Comme pour la C Series, les conséquences pourraient être considérables si Boeing réussit à éliminer une solution moderne et efficace d’avion de surveillance maritime provenant du Canada. Les possibilités d’exportation pour remplacer les avions de surveillance maritime dans le monde sont considérables. Il s’agit de centaines d’appareils. Le Canada a une occasion unique d’être un chef de file dans ce domaine.

Voilà ce dont un marché à fournisseur unique avec Boeing priverait le Canada, pour une vente unique et ponctuelle de P-8 à l’Aviation royale canadienne avant que Boeing ne ferme sa chaîne de production.

Si vous n’êtes toujours pas d’accord avec la « clause Boeing » parce que vous êtes un fervent libre-échangiste, vous devriez alors appuyer la tenue d’un appel d’offres libre et ouvert pour l’aéronef multimissions canadien. Rien ne justifie un marché à fournisseur unique, quelle que soit la manière dont on l’envisage.

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