La voiture autonome a-t-elle heurté un mur ?

Certaines prédictions vieillissent mal. En 2015, le quotidien britannique The Guardian assurait qu’en 2020, nous serions « des passagers de banquette arrière permanents » grâce aux voitures autonomes. La publication américaine Business Insider estimait en 2016 que 10 millions de voitures autonomes sillonneraient les routes de l’Amérique du Nord en 2020.

Le PDG de Tesla, Elon Musk, habitué des prédictions audacieuses, a déclaré il y a deux ans que le système d’autopilotage de ses voitures serait si efficace en 2020 que « les conducteurs ne prêteront plus attention à la route ».

On en est très loin en 2021. Les modèles S et 3 semi-autonomes de Tesla ont plutôt été impliqués dans une vingtaine de morts depuis 2015.

De toute évidence, l’effervescence entourant la voiture autonome, qu’on peut grosso modo trouver dans des milliers d’articles entre 2013 et 2018, est quelque peu retombée aujourd’hui. Uber, Google, GM et Honda, entre autres, continuent d’accumuler les kilomètres d’essai avec des projets pilotes, mais ils ne font plus les manchettes, sauf en cas d’accident.

Le fantasme digne de la science-fiction, où il suffit d’entrer sa destination sur l’écran de sa voiture pour qu’elle se rende à bon port pendant qu’on lit un magazine à l’arrière, n’est pas devenu réalité. Cette technologie est-elle finalement plus complexe que ce qu’on croyait ?

« De façon générale, il y a eu une certaine naïveté de certains constructeurs qui affirmaient que ça allait être très simple », estime Pierre Olivier, chef de la technologie chez LeddarTech, entreprise de Québec qui conçoit les capteurs et les logiciels pour les voitures autonomes. « C’est toujours plus facile de démontrer la première portion de 80 %… Il demeure qu’en réalité, c’est un problème très complexe, où le nombre de cas possibles est infini. »

Il reconnaît lui aussi que l’engouement autour de la voiture autonome est retombé. Mais ce n’est pas parce que la recherche est en panne. « Ça avance de façon rapide, il y a encore énormément de développements, des progrès sur différents aspects, que ce soit les capteurs, les processeurs, les algorithmes… Ça semble petit, mais ce sont de gros progrès. »

L’intérêt du public et des médias, note-t-il avec amusement, a tendance à être plutôt volatil.

« Là, on est dans ce qu’on appelle le “creux de la désillusion” : les gens sont sceptiques, parce qu’ils voient ce qui ne fonctionne pas, les voitures autonomes qui rentrent dans des camions, des gens qui se tuent parce qu’ils se sont installés sur leur banquette arrière… »

— Pierre Olivier, chef de la technologie chez LeddarTech

Du concept à l’industrialisation

Il rappelle, comme on le fait après chaque écrasement d’avion ou accident mortel impliquant une voiture autonome, que cette dernière demeure de loin plus sûre que la voiture conduite par un humain. La route tue quelque 1,35 million de personnes chaque année, selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé en 2018. On estime que la voiture autonome permettrait d’éviter 90 % de ces morts.

Juliette Mattioli, experte mondiale en intelligence artificielle spécialisée en reconnaissance visuelle depuis 1990, s’occupe notamment du volet véhicules autonomes chez le géant français de la recherche Thales. Tout comme M. Olivier, elle était invitée la semaine dernière comme conférencière au forum montréalais MobiliT.AI.

Selon elle, la voiture autonome a déjà prouvé qu’elle était techniquement réalisable. Le principal défi, maintenant, est de démontrer qu’elle est sûre.

« Le buzz n’est pas tombé. C’est juste qu’on a du pain sur la planche. »

— Juliette Mattioli, experte sénior en intelligence artificielle chez Thales

En résumé, la voiture autonome se heurte à une étape bien connue pour les nouveaux produits, le passage d’une preuve de concept à l’industrialisation. « On a démontré que c’était faisable ; maintenant, on doit le faire de manière industrielle. On passe de gens qui faisaient des preuves de concept, des algorithmes très intelligents, à toutes les dimensions de l’industrie, la sécurité des personnes, la cybersécurité, la robustesse. »

Expliquer l’IA

Ces recherches, reconnaît-elle, « sont moins démonstratives » et n’excitent pas le commun des mortels. « On travaille là-dessus. Quand on va commencer à avoir des résultats probants, le buzz va revenir. »

La robustesse, dans ce contexte, c’est d’obtenir une voiture autonome qui ne sera pas déboussolée par des changements de contexte, dont les capteurs ne seront pas désaxés avec le temps ou quand le véhicule passe sur un dos d’âne, qui ne sera pas vulnérable aux cyberattaques. Le défi est également d’arriver à expliquer au conducteur ou à tout intervenant qui n’est pas un expert en intelligence artificielle comment les décisions sont prises.

Pour y arriver, Mme Mattioli estime qu’il faut recourir à une « IA hybride », capable d’apprendre à partir de nombreux exemples, mais obéissant également à des règles théoriques.

« Notre cerveau fonctionne ainsi. Quand vous êtes petit, on vous donne des exemples. En même temps, on va à l’école pour apprendre à raisonner. Pour résoudre un problème complexe, on a besoin des deux. »

— Juliette Mattioli, experte sénior en intelligence artificielle chez Thales

Déjà présente

Il n’est pas tout à fait exact de dire que la voiture autonome ne fait toujours pas partie de nos vies en 2021. De nombreuses fonctions de conduite assistée sont aujourd’hui offertes, notamment grâce à la recherche sur les voitures autonomes, rappelle Georges Iny, directeur de l’Association pour la protection des automobilistes (APA).

« On trouve beaucoup de ces fonctions surtout dans les modèles haut de gamme, mais les constructeurs ne veulent pas envoyer le message qu’il s’agit de systèmes autonomes : ils préfèrent parler de “systèmes de correction”. »

S’il n’ose s’avancer sur l’année de disponibilité pour le grand public des voitures 100 % autonomes, il note qu’une « autonomie transitoire » s’est déjà imposée sur le marché. « Le freinage intelligent équipe déjà la majorité des voitures neuves, on aura aussi le guidage intelligent […]. Ce n’est pas nécessairement une panacée, mais c’est clair que si on arrive à éviter des collisions, c’est extraordinaire. »

Les accidents majeurs

Février 2016

Un véhicule utilitaire sport autonome équipé par Google entre en collision avec un autobus, à basse vitesse, à Mountain View, en Californie. Il s’agissait du premier accident où le véhicule autonome de Google était pleinement responsable. Il n’a fait aucun blessé. Entre 2018 et octobre 2020, on a répertorié 18 accidents impliquant Google et sa filiale Waymo.

Juin 2016

Le conducteur d’une Tesla Model S semi-autonome, en mode Autopilote, meurt après une collision avec un tracteur. Il s’agit de la première mort associée à cette fonction des véhicules Tesla depuis son lancement en 2015. Depuis, 19 autres morts, dont 10 aux États-Unis, ont été rapportées.

Novembre 2018

Une voiture autonome Uber à Tempe, en Arizona, tue une cycliste de 49 ans. Il s’agissait du premier « piéton » tué par un véhicule autonome. Le superviseur à bord du véhicule, qui regardait une émission de télévision, a été reconnu coupable d’homicide par négligence en septembre 2020.

Les sources de la méfiance

72 % évoquent des craintes liées à la prise de contrôle des systèmes informatiques du véhicule par des pirates

71 % évoquent la confusion potentielle des voitures autonomes en cas d’imprévus sur la route

Source : sondage mené auprès de 5538 consommateurs dans six pays (États-Unis, Chine, France, Allemagne, Royaume-Uni et Suède) par Capgemini en 2019, cité par Statisa

1400

Nombre de véhicules autonomes à l’essai dans 36 États américains (US Departement of Transportation, juin 2019)

60 milliards US

Marché estimé pour la voiture autonome en 2030. Il était de 5,6 milliards en 2018 (Businesswire, 2018)

55 %

Pourcentage des petites entreprises qui estiment que leur parc de véhicules sera totalement autonome d’ici 20 ans (Nissan News, février 2019)

22 %

Pourcentage des répondants aux États-Unis qui estiment que la voiture autonome est plus sûre, contre 36 % qui considèrent qu’elle est moins sûre qu’une voiture classique (Morning Consult, 2017)

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