Acteurs de changement

Le cancre au secours des décrocheurs

Ils sont des acteurs de changement dans leur domaine. Mais on les connaît peu ou pas. La Presse vous en présente durant le temps des Fêtes.

« Au primaire, j’étais infernal. Au secondaire, j’étais pire encore. »

« Bavardage » : le même mot revient dans chacun des bulletins du primaire de Gabriel Bran Lopez. Il collectionne les mauvais résultats. Dérange son groupe. S’absente beaucoup. Au secondaire, il est toujours « sur le bord » de décrocher.

« Dès le début, j’ai détesté l’école. Je bougeais tout le temps, je parlais beaucoup. J’avais besoin d’apprendre en faisant des choses, mais ça ne collait pas avec l’éducation traditionnelle », résume celui qui est devenu un entrepreneur social à succès dans le milieu de… l’éducation.

Le Québécois de 39 ans a fondé il y a 15 ans Fusion Jeunesse, un organisme de bienfaisance consacré à la persévérance scolaire. La Presse l’a joint par visioconférence à Bordeaux, où il a signé plus tôt cette année une entente gouvernementale majeure qui touchera 71 000 élèves provenant de milieux défavorisés répartis dans huit régions de la France.

L’entrepreneur social y est même déménagé le temps d’y implanter les programmes pédagogiques de Fusion Jeunesse.

Mais avant de parler de ses réussites, nous devons raconter à quel point Gabriel Bran Lopez est parti de loin. Au sens propre comme au figuré.

Beaucoup de changements

Ses parents, son grand frère et lui immigrent au Québec en 1986 après avoir fui le Guatemala, où ils craignent pour leur vie. Le pays d’Amérique centrale est alors déchiré par une longue guerre civile. Sa mère enseignante et son père artiste doivent abandonner leur carrière respective. À Montréal, ils deviennent concierges. Gabriel a 3 ans.

Sa famille atterrit dans un appartement d’une pièce du quartier Côte-des-Neiges. « À notre arrivée, on n’avait rien, raconte-t-il. On a quand même été chanceux parce qu’un organisme local nous a aidés, notamment en nous offrant un lit king dans lequel on dormait tous les quatre. » Le lit trônait au milieu de la cuisine.

La famille déménage souvent : Côte-des-Neiges, Hochelaga, Saint-Michel. « À l’époque, c’était des quartiers encore plus difficiles qu’aujourd’hui », se souvient-il. Il changera d’établissement primaire cinq fois en sept ans. Rien pour l’aider à aimer l’école. Et ses parents ne peuvent pas l’aider avec ses devoirs ni ses leçons : ils ne parlent pas français.

Ado, il fréquente une école secondaire publique de l’est de Montréal, l’Académie Dunton. Il a très envie de décrocher pour « plein de raisons », dont celle de « faire de l’argent ». Il rêve de se payer ce que ses parents n’ont jamais eu les moyens de lui offrir. Il ment pour rater ses cours. Quand il est en classe, il n’écoute pas.

C’est à Dunton qu’il rencontre un enseignant, Mathieu Élie, qui va changer sa trajectoire. Car, il le sait aujourd’hui, il fonçait dans un mur.

L’enseignant d’histoire, très engagé dans le parascolaire, venait alors de fonder une troupe de théâtre. Il a repéré cet ado « qui se cherchait beaucoup » dans une audition et il lui a attribué le premier rôle. Celui de Tarzan dans la pièce Zone de Marcel Dubé.

L’ado se découvre une passion. « Le théâtre m’a donné envie d’aller à l’école. De lire. D’écrire. De m’engager dans la vie associative. J’ai trouvé ma place dans un système où j’ai longtemps senti que je n’en avais aucune. »

« Je l’appelle encore Tarzan », lâche M. Élie, qui enseigne toujours à l’Académie Dunton et a gardé contact avec son ancien élève. « Gabriel et moi partageons la même vision, ajoute l’enseignant d’expérience. Chaque élève doit sentir qu’il a sa place à l’école même s’il n’a pas 90 % de moyenne. Il s’agit de lui offrir quelque chose qui va le motiver et qui va lui permettre de découvrir qui il est. »

N’empêche, à l’époque, Gabriel ne croit pas que le cégep est fait pour lui. Et encore moins l’université. Le même enseignant va lui prouver le contraire. M. Élie l’aide à poser sa candidature dans un programme collégial de théâtre. Gabriel essuie trois refus – ses notes sont faibles – pour finalement être admis au cégep John-Abbott.

Après avoir obtenu son diplôme, il décroche un premier contrat d’acteur qui l’amène à voyager au Canada, notamment dans des communautés cries et inuites. Il joue dans des pièces éducatives destinées au réseau scolaire. C’est là qu’il développe son « amour pour l’éducation ».

Admis – « du premier coup cette fois » – en communication à l’Université Concordia, Gabriel Bran Lopez devient un leader étudiant. Il fait des stages internationaux au Sénégal et en Ouganda. Au moment de sa collation des grades, il est toujours en Afrique. Il s’organise pour que ce soit sa maman qui porte sa toge et reçoive son diplôme à sa place : sa façon de lui rendre hommage pour tous les sacrifices qu’elle a faits pour lui.

Ras-le-bol des conférenciers « comme toi »

Le jeune diplômé remporte ensuite le prix Forces Avenir qui le mène à prononcer une conférence dans 12 écoles secondaires sur la persévérance scolaire. « Après 60 minutes de bla-bla-bla de ma part, je demande aux jeunes de me parler d’eux, de ce dont ils ont besoin dans leur école pour rester accrochés, décrit-il. Et c’est là qu’ils me disent : on en a marre des conférenciers comme toi. »

Les ados ont besoin de gens inspirants comme lui, oui, mais pas pour des exposés magistraux. Ils voudraient travailler avec des mentors chaque semaine – tout au long de l’année scolaire – sur des projets stimulants et concrets. Ils en ont marre du « bla-bla ».

« Tout ce que Fusion Jeunesse fait aujourd’hui, c’est ce que les jeunes m’ont demandé à l’époque. »

— Gabriel Bran Lopez

Il y a 15 ans, donc, Gabriel Bran Lopez sort de sa tournée de conférences avec une idée en tête : jumeler des étudiants universitaires de divers domaines à des groupes d’élèves du secondaire dans le cadre de projets motivants qui les incitent à se surpasser dans un domaine de leur choix.

Le jeune diplômé convainc son alma mater Concordia de financer un projet-pilote. En quelques mois, il l’implante dans deux écoles défavorisées de Montréal où le taux de décrochage est alarmant : Pierre-Dupuy (dans Hochelaga) et James-Lyng (dans Saint-Henri). Les activités s’étendront ainsi sur toute l’année scolaire et les étudiants universitaires y consacreront 15 heures par semaine, tout en étant rémunérés. Le succès est immédiat. Dès cette année-là, les taux d’absentéisme et de décrochage chutent dans les deux écoles.

Aujourd’hui, Fusion Jeunesse est une organisation internationale primée, reconnue pour ses programmes pédagogiques innovants. Les projets intégrés au programme scolaire touchent, entre autres, la robotique, le cinéma, les arts de la scène, les jeux vidéo, le design de mode ou de l’environnement et l’intelligence artificielle.

La revanche

À l’Académie Dunton, deux Bran Lopez ont remporté une place au tableau d’honneur des médaillés du gouverneur général du Canada : son grand frère et sa petite sœur. Il s’agit du prix remporté pour l’élève ayant la meilleure moyenne au terme de ses études secondaires. Gabriel, lui, n’a jamais eu la moindre chance d’y figurer. « Vraiment aucune », dit-il en riant.

Sauf qu’en 2019, il a obtenu sa revanche en recevant la médaille du service méritoire de la gouverneure générale du Canada pour « son excellence, son courage et son sens du devoir exceptionnel ». « C’est une blague dans la famille, raconte-t-il. J’ai enfin ma médaille du gouverneur général, moi aussi. Je me suis rattrapé après toutes ces années. »

Son organisme à but non lucratif compte plus de 300 employés et est présent en France, au Sénégal et au Canada. Gabriel Bran Lopez a aussi cofondé Robotique FIRST Québec ainsi que Robotique FIRST France – un programme de mentorat en robotique pour les jeunes du primaire et du secondaire qui s’appuie sur l’expertise d’ingénieurs et d’universitaires – en plus d’avoir été président de la Jeune chambre de commerce de Montréal.

En 15 ans, plus de 120 000 élèves dans quelque 600 écoles ont participé aux programmes. L’entrepreneur social a mobilisé plus de 200 entreprises et institutions afin de lever et d’investir plus de 50 millions de dollars dans le réseau scolaire, comprenant 23 communautés autochtones et l’ensemble des régions du Québec.

Son mentor, le banquier Jacques Ménard (aujourd’hui disparu), l’a déjà décrit comme un « jeune entrepreneur social déterminé, visionnaire et rassembleur ». C’est ce grand philanthrope qui lui fournira son premier bureau, en plus de lui enseigner les bases de la gestion.

Le matin où nous réalisons l’entrevue, La Presse publie un reportage sur l’impact de la pénurie de main-d’œuvre sur le décrochage.

L’enjeu préoccupe Gabriel Bran Lopez au plus haut point : « Quand tu embauches un jeune de 16-17 ans et que tu sais qu’il décroche pour occuper l’emploi que tu lui offres, regarde-toi dans le miroir et pose-toi des questions. C’est bon à court terme pour ton entreprise, mais pour l’enfant, ce n’est pas la solution à long terme. » L’entrepreneur social aime répéter que « ça prend un village pour élever un enfant », mais aussi « pour le garder à l’école ».

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