Chronique / 40e des Jeux de Montréal

L’exploit de 1976

Le 5 novembre 1975, moins de neuf mois avant l’ouverture des Jeux olympiques d’été à Montréal, la manchette de La Presse a l’effet d’un électrochoc : « Les Jeux, un cri d’alarme », lit-on en grosses lettres.

Sous la plume du journaliste Guy Pinard, on apprend que le Comité de contrôle des Jeux, dirigé par le ministre libéral Fernand Lalonde, conclut à « la quasi-impossibilité de terminer le stade et le hall de natation à temps pour juillet 1976 ». La recommandation de ce groupe composé de trois représentants du gouvernement du Québec et de deux de la Ville de Montréal est claire : les organisateurs doivent vite trouver des solutions de rechange.

En clair, faudra-t-il tenir les cérémonies d’ouverture et de fermeture des Jeux à l’Autostade, domicile des Alouettes ? Les épreuves de piscine seront-elles transférées au Centre Claude-Robillard ? Roger Rousseau, président du Comité organisateur (COJO), tente de calmer la tempête : « Je suis allé sur le chantier et ce n’est pas aussi noir qu’on le dit, assure-t-il. Cependant, il n’y a pas une minute à perdre. Les Jeux auront lieu au Stade. »

L’évaluation de M. Rousseau, ex-ambassadeur du Canada au Cameroun, est juste. Le 17 juillet 1976, il y a 40 ans aujourd’hui, la cérémonie d’ouverture des Jeux de la XXIOlympiade a été tenue dans l’immense stade conçu par l’architecte français Roger Taillibert. Compte tenu des problèmes récurrents de relations de travail au cours des deux années précédentes, ce fut presque un miracle.

Aujourd’hui encore, lorsqu’on observe des photos du chantier en janvier 1976, on peine à croire que le Stade olympique a ouvert ses portes six mois plus tard. 

Les gigantesques consoles arquées sont installées, mais le stade ressemble toujours à un squelette. Pour respecter l’échéancier, il faudra peser sur l’accélérateur. Et remettre à plus tard la finition du mât et l’installation du toit, deux éléments distinctifs de cet édifice monumental.

Dans ce contexte fiévreux, les Québécois sont tiraillés entre deux sentiments : la fierté d’accueillir des visiteurs des quatre coins du monde, bien sûr, mais aussi la crainte que le projet ne se transforme en échec. La création de la Régie des installations olympiques, qui prend en charge les installations 15 jours après le titre coup de poing de La Presse, remet cependant le train sur les rails.

Du coup, la construction avance plus vite, notamment grâce à la réduction du nombre sidérant de grues qui encombraient les lieux. Et les responsables trouvent des solutions aux nombreux problèmes. Tenez, puisque cette vaste salle de presse prévue dans le mât du Stade ne verra pas le jour, on loue en catastrophe quatre étages du Complexe Desjardins, où débarqueront bientôt des milliers de journalistes.

Durant le sprint final, les membres du comité organisateur travaillent sans arrêt. Aussi ne faut-il pas s’étonner de leur émotion lorsque, par ce splendide samedi après-midi de juillet, le défilé des athlètes s’amorce devant plus de 70 000 personnes.

« Après avoir placé les journalistes partout dans le Stade, je suis allé rejoindre ma femme dans les gradins », raconte Alain Guilbert, alors chef de presse adjoint.

« J’avais acheté des billets, et c’est au moment où je me suis assis que la force du moment m’a saisi. Je suis devenu très ému. J’ai pensé à tous les problèmes rencontrés, à toutes les critiques essuyées, à ce chantier qui n’avançait pas un an plus tôt… Et là, le Stade était plein de magie. Quand les athlètes canadiens sont entrés, l’accueil a été phénoménal. J’ai pensé que le Stade allait tomber ! Et lorsque la flamme a été allumée, je me suis dit : “Malgré tout, on a réussi…” »

***

Alain Guilbert est assis dans une petite salle de la Maison de la culture Maisonneuve, rue Ontario. À ses côtés, deux autres anciens membres du Comité organisateur des Jeux olympiques (COJO) : Sigrid Chatel, responsable des hôtesses, et François Godbout, conseiller juridique.

Dans quelques minutes, ces trois bâtisseurs assisteront au vernissage de l’exposition consacrée aux organisateurs des Jeux, l’une des trois rétrospectives mises sur pied à l’occasion de ce 40anniversaire. Autour de la table, les yeux brillants, ils racontent leurs souvenirs. En les écoutant, on comprend à quel point l’aventure olympique est gravée dans leur cœur.

« Le responsable de la cérémonie d’ouverture était André Morin, un réalisateur de Radio-Canada ayant joué un rôle important dans le volet culturel d’Expo 67, explique M. Godbout. Il souhaitait une trame musicale semblable à celle d’un film, une innovation pour les Jeux olympiques. Il s’est tout naturellement tourné vers l’œuvre du compositeur et pianiste André Mathieu, pour qui il éprouvait un immense respect. Et il a demandé à Vic Vogel d’adapter cette musique.

« Mais avant tout, il a fallu obtenir les droits sur l’œuvre d’André Mathieu, mort en 1968. J’ai négocié avec sa veuve. Quand nous nous sommes finalement entendus, elle a ouvert une garde-robe et récupéré une vieille valise, qu’elle m’a ensuite remise.

— Qu’y a-t-il à l’intérieur ? lui ai-je demandé.

— Les œuvres, voyons… »

« En rentrant au bureau avec les partitions, j’étais fou raide ! Une dernière étape devait cependant être franchie : l’approbation du coût d’acquisition par le conseil d’administration du COJO. Cette somme de 40 000 $ était importante pour l’époque. Et André Mathieu n’était pas connu de tout le monde. Quand ma présentation a pris fin, il y a eu un lourd silence. Puis James Worrall, un avocat canadien membre du Comité international olympique (CIO), a dit : “À Toronto, c’est le prix du marché…” Sur ces mots, l’entente a été validée ! »

En mai 1970, M. Godbout accompagnait Jean Drapeau à Amsterdam lorsque Montréal a obtenu les Jeux de 1976 devant Moscou et Los Angeles. Pour fêter la victoire, le maire a offert à la famille olympique un banquet mettant en valeur des plats du Québec.

« Au menu, le dessert était décrit comme le “Pouding de l’ouvrier de Montréal”. Pas question de dire “pouding chômeur” dans ces circonstances ! », raconte M. Godbout, en riant.

Sigrid Chatel, elle-même une olympienne ayant participé au concours de fleuret des Jeux de Mexico en 1968, demeure, quarante ans plus tard, aussi fière de son équipe d’hôtesses.

« Elles étaient toutes Canadiennes et, collectivement, parlaient 45 langues. Aucun autre pays organisateur n’avait réussi un coup pareil ! Ils avaient dû recruter des gens d’ailleurs. On a eu la collaboration des différents consulats pour vérifier les connaissances linguistiques de nos postulantes. C’était un bon groupe, plus de mille personnes, avec beaucoup d’enthousiasme. »

***

Plusieurs membres du COJO ont continué de se réunir durant les années ayant suivi les Jeux. Au début des années 80, ils ont invité Robert Bourassa à leur rendre visite lors d’une rencontre privée. Et celui-ci, raconte François Godbout, leur a fait une révélation étonnante.

À la fin de 1975, M. Bourassa, alors premier ministre du Québec, reçoit une recommandation de hauts responsables québécois du chantier. Ils lui conseillent d’annuler les Jeux. À leur avis, les installations ne seront pas prêtes à temps. C’était aussi l’opinion d’un spécialiste américain, qui, dans un rapport secret déposé quelques semaines plus tôt, affirmait que l’ouverture du Stade en juillet suivant était « une impossibilité physique ». Selon lui, les problèmes étaient trop nombreux et l’arrivée de l’hiver compliquerait encore la tâche.

Deux semaines plus tard, changement de cap ! Les hauts responsables québécois contactent de nouveau le premier ministre : il ne faut rien annuler, lui disent-ils, désormais convaincus que le défi sera relevé.

« Lorsque M. Bourassa nous a raconté cette histoire, je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas annulé les Jeux dès le premier appel, ajoute M. Godbout. Il m’a répondu, et je le cite : “Parce que je n’ai jamais été pressé d’annoncer une mauvaise nouvelle.” »

Sous l’impulsion de l’ingénieur Roger Trudeau, qui prit en charge le chantier en novembre 1975, le Stade olympique et le complexe aquatique sont finalement terminés dans les délais.

« Roger Trudeau n’était pas présent lors de la conférence de presse annonçant que la RIO devenait responsable du dossier, se souvient Alain Guilbert. Il s’est plutôt rendu à l’oratoire Saint-Joseph pour se confier à saint Joseph, le patron des travailleurs. Et lorsque le maire Drapeau a présidé la préouverture du Stade devant plusieurs invités quelques mois plus tard, Roger Trudeau était encore absent. Il était retourné à l’oratoire dire merci à saint Joseph. »

Les Jeux olympiques de 1976 ont marqué l’histoire du Québec pour de bonnes et de mauvaises raisons. Mais en raison des énormes difficultés rencontrées en cours de route, leur seule présentation a constitué un exploit. En ce 40anniversaire, ses dizaines de travailleurs de l’ombre méritent un coup de chapeau.

POUR SE SOUVENIR DE 1976…

Cet été, trois expositions célèbrent le 40anniversaire des Jeux olympiques de Montréal.

Le travail des « bâtisseurs » est exploré à la Maison de la culture Maisonneuve ; l’aspect sportif est souligné dans le Hall touristique de la tour du Stade ; enfin, le volet architectural est mis en lumière au musée Dufresne-Nincheri.

La publication de deux livres ajoute à l’expérience. Pour les jeunes, Raconte-moi les Jeux olympiques de Montréal… remplit parfaitement cette mission ! Écrit par Jean-Patrice Martel, président de la Société internationale de recherche sur le hockey et expert en histoire sportive, ce bouquin publié aux éditions Petit homme se dévore d’un trait.

De son côté, Benoît Clairoux, déjà auteur d’une histoire des Nordiques de Québec, propose : Le Parc olympique, 40 ans d’émotions aux éditions Dominion Modern. Débordant d’illustrations, ce livre captivant et magnifique est une référence.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.