Chronique

Jean et Gérard, amoureux depuis 1954

C’était un soir de 1954. Jean a croisé le regard de Gérard. Est-ce qu’on peut dire que c’était un coup de foudre, Jean ?

« Vous pouvez le dire deux fois ! »

Les yeux brillants, Jean Drapeau, 89 ans, raconte le jour où il a rencontré Gérard Funkenberg, un bel Allemand de son âge qui avait fui son pays durant la Seconde Guerre mondiale en refusant de prendre les armes.

C’était dans un cocktail à Montréal. Chez des amis, à l’abri des regards. À l’époque, l’amour gai ne pouvait être que clandestin. « Je rentre là. Je ne l’oublierai jamais. Je le vois. Il était assis sur un divan. Je me suis dit : ‟Mon Dieu qu’il est beau ! Jamais il ne voudra de moi !” »

Jean se remettait d’une peine d’amour. Quand il a senti que c’était sérieux avec Gérard, il a eu le vertige. 

« Écoute, Gérard, moi, je n’ai pas envie de commencer une amitié trop profonde parce que je sors d’un problème et je n’ai pas envie de rentrer dans un autre. Je pense qu’on va laisser ça là.

— Non, non. On va essayer… », lui a dit Gérard.

Plus de 60 ans plus tard, l’essai semble concluant.

« Avec Gérard, il n’y a pas un soir qu’on ne s’est pas dit bonsoir. Il n’y a pas un jour qu’on ne s’est pas dit bonjour. C’est l’harmonie complète. »

***

J’ai rencontré Jean et Gérard au centre de soins de longue durée de l’hôpital de Magog, où Jean vit depuis quelques semaines. Avant Noël, avec beaucoup de tristesse, le couple d’antiquaires, bien connu de la région, a dû quitter sa demeure de North Hatley. Jean, qui ne peut plus marcher, a été envoyé à Magog. Et Gérard, atteint de la maladie d’Alzheimer, à Ayer’s Cliff, à 17 km de là. Ils se parlent tous les jours. Ils rigolent comme des gamins. Gérard traite Jean de « p’tit vieux ». Jean traite Gérard de « snoro ». Et une fois par semaine, Gérard rend visite à Jean, grâce à leurs amis Lester et Henriette, qui prennent soin d’eux.

« Notre plus grande peine, c’est que moi, je suis ici, et lui est là-bas. Si on pouvait être ensemble encore… On s’était juré qu’on serait ensemble pour le restant de nos jours et que jamais on ne serait séparés. Mais il a fallu le faire. »

— Jean

Jean était en train de me raconter sa vie lorsqu’il a aperçu Gérard sur le pas de sa porte. C’était l’heure de la visite hebdomadaire. Son regard s’est illuminé. « Allô, Gérard ! Viens t’asseoir sur le lit. »

Gérard, frêle et souriant, s’est approché. « Donne-moi un baiser », a dit Jean. Ils se sont embrassés. Gérard, pince-sans-rire, s’est assis à ses côtés. « Tu as de la chance que ton dentier ne soit pas tombé ! »

Pour Jean, ce baiser volé n’a rien d’anodin. « Je n’aurais sûrement pas embrassé Gérard devant vous à l’époque, c’est sûr et certain. Mais je tiens avant de mourir à faire mon petit bout de chemin en étant ouvert et en n’ayant pas honte de ce que je fais. »

***

« Il faudrait qu’il soit dit qu’on est nés comme ça. J’ai toujours été attiré par les hommes. C’était moi. »

Dès l’âge de 3 ans, Jean savait. Mais longtemps, il a eu du mal à vivre son homosexualité. « C’était condamné par l’Église. Il fallait faire réellement attention. »

À 19 ans, alors qu’il étudiait en théâtre au conservatoire LaSalle, Jean a obtenu une bourse pour aller à Paris. Au moment de prendre le bateau, parents et amis pleuraient en sortant leurs mouchoirs. Mais Jean riait dans sa barbe. Il savait qu’il serait enfin libre.

Le séjour parisien devait durer un an. Il s’est finalement étiré pendant cinq ans. Jean a fait de la figuration, de petits rôles, de la pige pour Radio-Canada. Pour survivre, il lavait des cheveux dans un salon de coiffure.

Après cinq ans de vie de bohème à Paris, il s’est dit : « Terminé, le théâtre. J’ai le goût de manger ! » De retour à Montréal, il a décidé de devenir coiffeur. Il s’est inscrit à un cours. « Au bout de six mois, j’ai décidé que je savais… » Il est entré dans un salon de coiffure, rue Sainte-Catherine, en face de chez Simpsons. « Vous n’auriez pas besoin d’un coiffeur ?

— Oui. Vous avez de l’expérience ?

— J’ai travaillé dans un salon de coiffure à Paris… », a-t-il dit, sans plus de précision.

Il faut l’entendre raconter en riant comment il a raté la permanente de sa première cliente, cachant dans ses poches des mèches brûlées. Et cette deuxième cliente dont il ne finissait plus d’égaliser les cheveux courts. Tant et si bien que lorsqu’elle s’est retournée, il n’a pu s’empêcher de hurler devant le gâchis. Il est finalement retourné à l’école de coiffure.

« Tu joues encore la comédie ! » a lancé Gérard, après avoir écouté son récit burlesque.

***

En France, Jean s’était fait un copain. Il n’en avait jamais parlé à ses parents, qui croyaient encore qu’il allait se marier. Il essayait lui-même d’y croire. Il avait même une fiancée. Une date de mariage avait été fixée. 

« Ma mère avait déjà acheté sa robe. Elle était contente de se débarrasser de son fils, parce que je pense qu’elle se doutait de quelque chose… »

Lorsqu’il a annoncé à une de ses amies du salon de coiffure qu’il allait se marier, elle a bondi.

« Es-tu fou, toi ? Tu vas rendre une femme malheureuse le restant de tes jours. »

Le mariage a été annulé. Mais le secret restait entier. Jusqu’à ce que Jean rentre chez lui après un party de Noël. Il était 3 h du matin. Les lumières étaient allumées dans la maison familiale. Sa tante, son oncle, son père et sa mère l’attendaient, l’air consterné. Sur la table, des lettres. « Qu’est-ce que c’est que ça ? », a demandé son père.

C’étaient des lettres qu’il avait écrites à Charles, son amoureux de l’époque. Jean était furieux que l’on viole ainsi son intimité. « Vous n’avez pas le droit d’ouvrir mes lettres ! Sur ce, je vous dis : ‟Au revoir !” »

Il est allé dans sa chambre. Il a rempli sa valise en vitesse. Et il a quitté la maison en claquant la porte.

Il n’est revenu qu’un an et demi plus tard. Lorsqu’il a présenté Gérard à ses parents, il leur a dit que c’était un « ami ». Ses parents savaient. Mais ils préféraient ne pas savoir.

***

Venant d’un milieu européen beaucoup plus libéral, Gérard a beaucoup aidé Jean à s’accepter lui-même. « Gérard avait une mère extraordinaire », dit Jean. Il se souvient avec émotion de la première fois qu’il l’a rencontrée, en Allemagne. Celle qui avait 10 enfants l’a tout de suite adopté. Lorsqu’il l’a saluée avant de rentrer à Montréal, elle lui a dit : « Prends bien soin de lui. »

« Ça m’a touché, vous ne savez pas comment. Encore, j’en parle et j’ai les larmes aux yeux. »

Pas facile d’être homosexuel dans le Québec des années 50. « On se cachait. Quand Gérard est venu rester avec moi, il n’avait pas le droit de répondre au téléphone, de peur qu’on sache que j’avais un homme qui vivait avec moi. »

« Aujourd’hui, je m’en fous royalement. J’en parle ouvertement. Je n’ai pas honte de ce que je suis. Je suis ce que je suis. Et c’est tout ! »

***

« On a eu une vie extraordinaire », dit Jean. Une vie faite de rencontres, de voyages, de fous rires, de générosité.

Jean et Gérard ont longtemps travaillé ensemble comme coiffeurs avant de devenir antiquaires. Dans les années 70, ils ont pris sous leur aile un enfant mexicain de 5 ans. Le garçon, qui fuyait un milieu pauvre et violent, avait trouvé refuge chez eux durant des vacances au Mexique.

La veille de leur départ, l’enfant a supplié Jean de le prendre avec eux. « Je ne peux pas te prendre. On part demain. Demande à tes parents s’ils veulent te laisser partir avec moi. On va t’envoyer à l’école et on te ramènera tous les ans voir ta mère et ton père. »

C’est ainsi que de 5 à 17 ans, le jeune Estefan a été élevé au Québec, avant de retourner vivre au Mexique. Même s’il n’a jamais été officiellement adopté, Jean le considère comme son fils.

***

« On était tellement unis par l’amour qu’on avait l’un pour l’autre et qui existe encore, dit Jean. C’est ce qui est fantastique. »

Il trouve que les couples de nos jours se séparent trop vite. Le secret, dit-il, c’est de ne jamais se coucher en colère. Et de toujours bien analyser la situation. « Moi, j’ai toujours dit : personne n’est parfait. C’est impossible. On a tous des défauts. Ce qu’il faut faire, c’est prendre une balance. On met tous les mauvais défauts d’un côté et tous les bons défauts, de l’autre. Si ça balance, tu peux y aller ! »

Gérard sourit. « Des défauts, moi ? Je suis presque parfait ! »

Les souvenirs de Gérard s’effacent. Les jambes de Jean faiblissent. Mais l’amour tient bon.

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