Le recentrage d’Erin O’Toole

Parmi les mots qui ne feront pas leur entrée dans le dictionnaire en 2021, il y a « O’Toolemanie ».

Le chef conservateur a le charisme d’un pain blanc tranché. Il ressemble à un Andrew Scheer sans le sourire. Mais sans les erreurs aussi. Cela devrait inquiéter les libéraux, car comme l’a prouvé Stephen Harper, on peut être à la fois terne et populaire.

M. O’Toole a profité du laborieux début de campagne de Justin Trudeau pour le rattraper dans les intentions de vote. Et la pandémie l’aide également.

Dans la grande majorité des pays, la COVID-19 a incité les citoyens à se rallier derrière leur gouvernement. Mais au Canada, elle a un effet imprévu : elle libère de l’espace au centre pour le chef conservateur.

Les milliards de dollars distribués en aide ont reporté de plusieurs années tout espoir d’équilibrer le budget. Même les conservateurs ne prévoient pas y arriver avant 2030. Difficile de les accuser de préparer un retour à l’austérité.

En temps normal, un parti doit expliquer comment il financera les nouvelles mesures : en haussant les revenus, en réduisant d’autres dépenses ou en s’endettant. Mais le déficit est si lourd qu’on ne voit plus trop la différence entre un milliard de plus ou de moins.

La COVID-19 a aussi rappelé l’importance du filet social. M. O’Toole est donc incité à se rapprocher un peu du centre. D’autant que M. Trudeau y a libéré de l’espace en devenant plus progressiste que les anciens chefs libéraux.

C’est ainsi que dans les derniers jours, les conservateurs ont promis de doubler l’allocation pour les travailleurs, de bonifier le supplément pour invalidité et de hausser l’assurance-emploi en période de récession, en plus de défendre ceux qui se font couper leur régime de retraite lors d’une faillite et de nommer un syndiqué aux conseils d’administration des grandes entreprises de compétence fédérale.

Le contexte économique, l’humeur de l’électorat et le positionnement libéral constituent donc trois raisons qui ont incité ce léger recentrage de M. O’Toole. Et il y en a un quatrième : les leçons du passé.

***

Après les élections de 2015, les conservateurs se sont collectivement allongés sur le divan pour analyser leur défaite.

Sur la forme, des piliers comme Preston Manning accusaient leur ton rageur.

Sur le fond, Stephen Harper a écrit un « manuel de gouvernance pour les conservateurs en cette ère populiste ». Malgré l’absence de mea culpa et la caricature de ses ennemis, son livre avait un mérite : reconnaître que les conservateurs ne peuvent plus toujours se coller sur les intérêts des riches.

Mais les défaites ont aussi créé un vide de leadership qui a renforcé des factions bruyantes comme les conservateurs moraux.

Après leur avoir fait des mamours pour devenir chef, M. O’Toole essaie de courtiser les électeurs plus modérés, surtout dans les banlieues ontariennes. Et à en juger par les plus récents sondages, ça ne va pas trop mal.

Bien sûr, la philosophie économique du parti n’a pas fondamentalement changé. Il demeure sceptique face à l’intervention de l’État. Au lieu de gérer des programmes, il préfère des mesures fiscales générales. Au lieu de restructurer l’offre, il stimule la demande. Le meilleur exemple est le réseau national de garderies proposé par les libéraux.

M. O’Toole l’abolirait, avec les conséquences que cela suppose pour l’accès à des services éducatifs de qualité et le retour au travail des femmes. Mais les conservateurs convertiraient tout de même la déduction fiscale actuelle en crédit d’impôt remboursable, qui profiterait davantage aux gens à faible revenu. C’est plus progressiste que le statu quo, mais moins que la promesse libérale. Bref, quelque part entre Andrew Scheer et Justin Trudeau.

Pour l’assurance-emploi, la bonification en temps de récession sera certes bien accueillie. Mais cela ne changera pas le problème fondamental : la désuétude du programme qui ne couvre pas les travailleurs autonomes. Les conservateurs veulent l’élargir à l’économie à la tâche (gig economy) de type Uber, mais une réforme plus vaste est requise.

M. O’Toole fait bouger son parti sur d’autres dossiers étonnants, comme la crise des opioïdes. L’ancien gouvernement conservateur s’était battu jusqu’en Cour suprême contre un site d’injection supervisée. Le nouveau chef y voit enfin un problème de santé publique et non de criminalité. Mais il s’arrête à mi-chemin en proposant 500 « centres communautaires » au lieu d’ajouter des sites d’injection supervisés, qui sont vigoureusement critiqués par les premiers ministres Kenney et Ford en Alberta et en Ontario. Dans la famille conservatrice, l’unité est un défi constant.

En mars, M. O’Toole n’avait pas réussi à convaincre ses militants de reconnaître les changements climatiques. Pendant que les climatologues pressent les pays d’en faire plus, il propose aujourd’hui d’en faire moins en abaissant la cible du Canada et en annulant la mesure phare du plan libéral, « la taxe carbone ».

Reste que, pour l’instant, Erin O’Toole progresse dans les intentions de vote. Son défi est moins de séduire que de ne pas rebuter les électeurs qui veulent changer de gouvernement. Et la flamboyance ne sera pas nécessaire pour y arriver.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.