Maud Cohen

Le génie féminin

Le parcours scolaire de Maud Cohen semblait tout tracé. Première de classe, elle se destinait, comme beaucoup de filles qui excellent en sciences, à la médecine. Mais, il faut bien l’admettre, les ateliers de dissection, au cégep, l’avaient un peu refroidie.

À bien y penser, la médecine n’était peut-être pas pour elle. Maud Cohen préférait la physique et les maths à la biologie. Bref, elle cherchait sa voie. Et n’avait que deux ans, au cégep, pour faire son choix d’université – et de carrière.

Son destin a basculé le 6 décembre 1989, quand un tueur s’est introduit dans des classes de l’École polytechnique de Montréal, a ordonné aux hommes d’en sortir, puis a tiré sur les femmes en criant : « Je hais les féministes ! »

À l’époque, à peine 20 % des étudiants de Polytechnique étaient, en fait, des étudiantes. Comme bien des femmes, Maud Cohen n’avait jamais envisagé de devenir ingénieure. La tuerie a réveillé quelque chose en elle. « Je me suis dit : “Je vais le tester.” »

Elle a été admise à Poly à l’automne 1991. Et ne s’est pas trompée. Cinq ans plus tard, elle décrochait son diplôme en génie industriel.

« Le féminicide a changé mon parcours. »

— Maud Cohen

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Trois décennies plus tard, Maud Cohen contribue à écrire une nouvelle page d’histoire à Polytechnique Montréal en devenant directrice générale de l’établissement. Elle est la toute première femme à occuper ce poste en 150 ans.

« Je suis fière d’être la première, confie-t-elle. Même si c’est normal, étant donné le secteur [largement masculin], qu’il n’y ait pas eu de femmes dirigeantes dans le passé, je pense qu’il était temps qu’il y en ait une. Surtout pour Polytechnique. »

La nomination est hautement symbolique pour cet établissement marqué par le pire acte de haine antiféministe de l’histoire du Québec. Mais il reste du chemin à faire : aujourd’hui encore, Polytechnique ne compte que 30 % d’étudiantes.

Les choses progressent… lentement.

Maud Cohen est confiante : le génie de demain sera, de plus en plus, féminin. « Quand on pense à l’impact que l’ingénieur peut avoir sur les grands enjeux de société, comme le développement durable, je crois qu’on a tout ce qu’il faut pour attirer davantage de femmes. »

Déjà, il existe des génies plus féminins, souligne-t-elle. À Polytechnique, le génie biomédical, par exemple, attire 60 % de femmes. Le génie électrique, au contraire, reste très, très masculin. Maud Cohen s’y était d’abord inscrite, en 1991. « Cela a été une catastrophe ! C’est Dominique Anglade qui m’a dit : “Je m’en vais en génie industriel, Maud, pourquoi tu n’essaies pas ?” »

Maud Cohen a suivi son amie dans cette branche. Ensemble, elles se sont impliquées à fond dans la vie étudiante de Poly : l’asso, les concours de génie, les débats oratoires. Toutes deux avaient de la graine de politicienne.

Mais toujours, il leur fallait marcher sur des œufs. Elles côtoyaient des étudiants qui avaient vécu l’horreur du 6 décembre. Des profs qui avaient été premiers répondants, ce soir-là. « On sentait que l’école avait été marquée. C’était délicat. Polytechnique était sous les projecteurs, tout le temps. Aussitôt qu’il y avait quelque chose, les initiations étudiantes, pouf, les projecteurs : est-ce que les femmes ont été bien traitées ? Pour ceux qui avaient vécu ça, c’était quand même assez lourd. »

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J’ai rencontré Maud Cohen à la Station W, café illuminé des Shops Angus, au cœur du quartier Rosemont. Souriante et décontractée, la gestionnaire de 51 ans semblait soulagée de ne pas se retrouver dans le hot seat, pour une fois.

C’est qu’au fil de sa carrière, Maud Cohen a dû s’habituer aux projecteurs. Et à des entrevues, disons, plus serrées. Elle a appris à affronter les médias dès sa nomination à la présidence de l’Ordre des ingénieurs du Québec, en 2009.

« Je suis arrivée en juin et, à l’automne, l’émission Enquête du journaliste Alain Gravel sortait tous ses reportages ! » La collusion, la corruption, les petits arrangements entre amis… sur toutes les tribunes, Maud Cohen a dû défendre la profession, éclaboussée par les scandales en série.

« Les premières années, cela a été surtout une gestion de crise. […] À l’interne, il a fallu redresser la barre. En l’espace d’un an, le nombre de demandes d’enquête est passé de 80 à 1000 ! »

— Maud Cohen

Maud Cohen avait pour mandat de rétablir la confiance du public envers la profession. Le fait qu’elle est une femme a « peut-être assoupli le message » de l’Ordre, qui a rapidement pris position en faveur d’une commission d’enquête sur l’industrie de la construction.

Dans l’œil de la tempête, Maud Cohen a misé sur la transparence et la cohérence. « On ne l’avait pas vue venir, celle-là. » Depuis, elle n’a jamais dérogé à ces principes. « Tenir un discours cohérent, être cohérent dans ses valeurs, c’est le plus important. »

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Maud Cohen aurait-elle pu être « cohérente dans ses valeurs » si elle avait été élue sous la bannière de la Coalition avenir Québec aux élections générales de 2012 ?

La plupart du temps, sans doute. Mais pas toujours, admet-elle.

Chaque fois qu’un poste s’ouvre ou qu’une circonscription devient disponible, elle reçoit un coup de fil de la CAQ. Mais elle n’est plus (du tout) intéressée.

« Je l’ai dit à François Legault : je me retrouverais dans un conflit de loyauté. J’ai beaucoup d’affinités avec la CAQ, sur plusieurs sujets, mais Dominique [Anglade, cheffe de l’opposition officielle], c’est une de mes meilleures amies. On fait du ski ensemble, elle a été ma demoiselle d’honneur ! »

Alors non, Maud Cohen ne replongera pas. À cause de ce conflit de loyauté, mais aussi à cause du traitement trop souvent impitoyable réservé aux femmes en politique. « Ce n’est pas à la hauteur de ce à quoi on pourrait s’attendre d’une société qui se dit féministe. »

QUESTIONNAIRE SANS FILTRE

Le café et moi : J’ai une relation amour-haine avec le café. Je n’en ai pas bu jusqu’à il y a à peu près cinq ans. Je n’aimais pas le goût, ça me donnait des palpitations. J’ai commencé à en boire à cause de sa fonction utilitaire. J’ai appris à l’apprécier et j’en bois maintenant deux par jour, le matin.

Le livre que je lirai cet été : Le murmure des hakapiks, de Roxanne Bouchard. C’est un rare polar québécois, la troisième enquête de Joaquin Morales, après La mariée de corail et Nous étions le sel de la mer. Je ne lis pas vite, souvent le soir, avant de me coucher. Ça me permet de passer dans un autre univers.

Un endroit dans le monde où je me sens bien : Mon père et mon mari sont français. J’ai habité la France pendant trois ans. Je me sens chez moi, là-bas. À cause de la pandémie, je n’y suis pas allée depuis trois ans. J’y retourne cet été ; ça va faire beaucoup de bien de revoir la famille.

Des personnes que j’aimerais réunir autour d’une table, mortes ou vivantes : Beaucoup de membres de ma famille sont décédés. Ma mère est décédée d’un cancer du poumon à 59 ans, mon oncle est décédé l’an dernier, ma cousine s’est suicidée à 20 ans, ma tante est morte cette année… Si j’en avais l’occasion, je réunirais ma famille, c’est sûr.

QUI EST MAUD COHEN ?

• Née le 10 novembre 1971 à Bois-des-Filion.

• Baccalauréat en génie industriel (Polytechnique Montréal) en 1996 et maîtrise en administration des affaires (HEC Montréal) en 2004

• Présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec de 2009 à 2012

• Présidente du comité exécutif national de la Coalition avenir Québec en 2014

• Présidente-directrice générale de la Fondation CHU Sainte-Justine de 2014 à 2021

• Directrice générale de Polytechnique Montréal à partir du 10 août 2022

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